Samuel Beckett n’aimait ni les journalistes ni "ces salauds de critiques". On s’en doutait. L’écrivain se méfiait de tout bruit médiatique et ne voulait pas qu’on le dérange dans sa tentative de dire ce qui ne peut être dit, dans cette approche sublime et subtile de l’échec. Le troisième volume de cette volumineuse correspondance - près de 20 000 lettres ! - nous transporte dans des années importantes pour lui et difficiles pour le pays où il vit le plus clair de son temps entre Paris et banlieue. Durant ces années 1957-1965, il écrit Fin de partie,Oh les beaux jours et revient au roman avec Comment c’est tandis qu’enfle la guerre d’Algérie.
Beckett le résistant ne se mêle pas de politique, mais son éditeur français, si. Les auteurs publiés par Jérôme Lindon chez Minuit sont même très engagés dans ce conflit. Son ami Jean-Jacques Mayoux, professeur de littérature anglaise à la Sorbonne et signataire du Manifeste des 121 sur le droit à l’insoumission, voit son appartement plastiqué par l’OAS en 1962. "J’apprends par la radio que ces salauds sont passés chez vous."
Dans cette violence quotidienne et cette notoriété grandissante, Beckett recherche la quiétude, la confidentialité de la poste restante. Pour résister au tumulte du monde, il lui faut d’abord écrire. Il le fait avec lenteur, dans la difficulté, d’autant que la vue de cet homme au visage d’aigle décline. Sur le plan amoureux, il est également tourmenté entre sa femme Suzanne et sa maîtresse Barbara Bray, la destinatrice principale de ces lettres.
Le reste, ce sont des lectures, des conseils de traduction, des indications de mise en scène pour En attendant Godot. Au théâtre, il s’enthousiasme pour Le square de Marguerite Duras. Il écrit parfois à Robert Pinget dont l’univers lui est proche, comme la déprime et l’inquiétante étrangeté. Sollicité de toute part, notamment par des universitaires, il finit par donner quelques pistes sur son œuvre, toujours avec prudence. "Je n’aime pas beaucoup la dissémination de documents privés. Ils n’apportent aucun éclairage sur mon travail." A l’acteur irlandais Patrick Magee, il confie : "Je me traîne avec une ardeur déclinante et j’espère bientôt simplement m’allonger et refuser de bouger." Tout Beckett est là. L. L.