11 février > Essai France

Qui se souvient du journaliste, notamment de cinéma dans les pages de Positif ou Télérama, que fut Emmanuel Carrère et qu’il est resté, finalement, au sens le plus noble du terme, dans les pages de Limonov ou de D’autres vies que la mienne ? Peu de monde, assurément. Ce qui fait que les lecteurs d’Il est avantageux d’avoir où aller seront peut-être décontenancés devant cette approche qui face au Forum de Davos ou à la Roumanie post-révolutionnaire, entre autres, paraît devoir plus à Tintin reporter qu’aux ruminations métaphysiques du Royaume. Cette impression ne sera que de façade tant il apparaît finalement clair que Carrère dessine ici de texte en texte, jusque dans la façon dont il les orchestre, les frontières d’un univers plus clos qu’on ne le dit souvent, une carte de Tendre assez noire et volontiers sarcastique. Il n’est au fond question dans ce livre, comme dans ceux qui le précèdent, que de personnages, de temps et de lieux, à la fois possédés et dépossédés.

Que trouve-t-on tout au long de ces trente-trois textes composés des années 1990 à nos jours ? Tout d’abord, des écrivains. Emmanuel Carrère ne semble pas faire partie de ces tristes prosateurs qui n’envisagent la lecture des autres qu’avec réticence. Sa curiosité est aussi vive que sa capacité à tisser des liens entre des œuvres apparemment éloignées et que l’on découvre sous sa plume reliées par un identique goût des fictions spéculatives. Philip K. Dick bien sûr, figure tutélaire, mais aussi le Leo Perutz du Cavalier suédois, Daniel Defoe, Epépé de Ferenc Karinthy, voire Limonov, à propos duquel il réédite l’ample reportage réalisé pour la revue XXI qui servit de matrice à son livre.

Autre motif caché sous le tapis persan de ce livre : l’amitié. Carrère sait aimer, n’en doutons pas. Les pages qu’il consacre à Michel Déon, à Sébastien Japrisot (même si là, l’amitié était essentiellement destinée à ses livres), à la mort de Claude Miller, à l’ami fourvoyé Renaud Camus, sont d’une altitude où ne poussent plus que tendresse et chagrin. Le récit de son entretien raté avec Catherine Deneuve sera parmi ce que l’on a lu ces derniers mois de plus cruellement drôle.

Enfin, à la différence de Tintin, cité plus haut, lorsque Carrère arpente le monde, c’est moins en témoin partial ou idéologue qu’en frère d’armes et de dérives. Ce sera donc la Roumanie qui découvre qu’il ne suffit pas de se débarrasser d’un tyran pour que cesse la tyrannie, Davos perdu le temps de son Forum dans un songe étrange entre Thomas Mann et comédie à la Blake Edwards, ou ce moment au fil de l’horizon où s’abolit le monde, le Sri Lanka après la catastrophe.

Et sur la ligne de crête de ce livre passionnant, tel qu’en lui-même la curiosité le change, Emmanuel Carrère. Olivier Mony

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