Quel était votre projet quand vous avez fondé la maison il y a 15 ans ?
Philippe Rey : Plutôt qu'un modèle précis, j'avais en tête une manière d'exercer ce métier d'éditeur, une revendication artisanale : assumer un nombre réduit de publications pour pouvoir accompagner et soutenir les auteurs, travailler les textes en profondeur, être présent pour le lancement et la promotion. Notre chance est d'être une petite structure, cela nous oblige à aller à l'essentiel.
Comment tient-on financièrement avec 28 titres par an dans un contexte économiquement difficile ?
P. R. : En tant que jeune maison, avec peu de livres de fonds, il est vrai qu'on repart de zéro à chaque début d'année, on remet tout en jeu, comme au casino. A la fin de l'année, les meilleures ventes nous étonnent toujours. L'édition est un métier de surprise qui demande une confiance absolue en notre bonne étoile. C'est un mélange de compétence et d'instinct, de prudence et d'audace. Cela ne va pas sans moments d'inquiétude, quand le chiffre d'affaires se fait attendre. Il faut les traverser sans se laisser abattre, et toujours rester dans l'énergie de la recherche, rester sans cesse sur le qui-vive, être souple et curieux.
Vous avez choisi d'être généraliste en publiant des romans français, étrangers, et un ou deux beaux livres par an. Est-ce le bon choix ?
P. R. : Je l'espère. Je n'ai jamais cherché à publier en fonction des tendances du marché. Un éditeur est une personne avec son enthousiasme, ses rêves, ses obsessions et ses névroses, qui, rencontrant l'auteur, découvre un univers, un paysage, une écriture. Cette rencontre - et tout ce qu'elle produit de frictions, de surprises, de respect, d'empathie - fait la beauté de notre métier. Mon seul programme, c'est une ouverture, une disponibilité, une capacité à être surpris. Je veux être convaincu que le texte représente un véritable enjeu pour l'auteur dans son parcours personnel. S'il est sincère et s'il a travaillé, le roman ne peut pas être médiocre. J'ai des goûts éclectiques. J'aime autant Joyce Carol Oates que Peter Ackroyd, Sophie Daull que Mohamed Mbougar Sarr. Chacun d'eux me touche.
Vous préférez céder vos droits aux grands du poche plutôt que d'avoir votre propre collection ?
P. R. : Nous avons une collection de semi-poche, « Fugues », pour les textes auxquels je veux donner une vie différente, même s'ils existent parfois en poche. Nous cédons beaucoup de titres aux grandes collections de poche - Joyce Carol Oates, par exemple, est chez Points, et Joyce Maynard chez 10/18 - que je trouve plus compétentes et possédant des moyens plus importants que les miens. Je préfère consacrer mon énergie à la recherche de nouveaux auteurs plutôt qu'apprendre un nouveau métier comme celui du poche.
Citée chaque année comme potentiellement nobélisable, Joyce Carol Oates est l'auteure phare de votre catalogue. Comment êtes-vous devenu son éditeur ?
P. R. : Christiane Besse, qui m'a suivi au moment de la création de la maison, et moi-même connaissions Joyce Carol Oates depuis notre époque Stock. Quand nous avons démarré, elle avait le manuscrit d'un court roman dont Stock ne voulait pas et que nous avons publié. En 2004, le manuscrit des Chutes a été mis aux enchères, je les ai remportées, et par la suite, en 2005, le livre a eu le prix Femina étranger. Joyce connaît l'importance des prix littéraires français et elle a été très sensible à cette marque de reconnaissance. Elle est depuis d'une fidélité sans faille à la maison. Et c'est réciproque car nous traduisons tous ses livres, soit trois titres par an jusqu'à avoir actuellement trente et un ouvrages de cette auteure au catalogue. En mars 2019, nous publierons Les hasards des voyages à travers le temps (titre provisoire), une étonnante dystopie ; puis en octobre, Un livre des martyrs américains, un chef-d'œuvre de 1 000 pages, et The doll master, un recueil de nouvelles. Joyce a eu 80 ans cette année : elle a une imagination et une capacité de travail phénoménales. Nous travaillons à flux tendu avec elle. Les libraires comme les lecteurs ne nous reprochent pas ce rythme effréné de parutions : ils ont compris et respectent son urgence d'écrire.
La maison s'est invitée dans les prix littéraires en peu de temps. Avez-vous un secret ?
P. R. : Je n'ai pas de secret particulier. J'imagine que les juré(e)s sont sensibles à la cohérence et à la qualité de notre travail puisque nous avons effectivement eu deux prix Femina étranger, avec Les chutes de J. C. Oates en 2005 et La couleur de l'eau de Kerry Hudson, en 2015 ; ainsi que le Goncourt du Premier roman pour Grand frère de Mahir Guven en mai 2018. Cette dernière récompense m'a fait particulièrement plaisir car je croyais beaucoup en la force de création de l'auteur et en son travail sur la langue. En cette rentrée, je suis très heureux de voir Au grand lavoir de Sophie Daull sur la liste du Médicis et du grand prix de l'Académie française, Je reste ici de Marco Balzano sur celle du Femina étranger, et Queer city de Peter Ackroyd sur celle du Médicis essai.
Les prix ont-ils un effet sur les ventes ?
P. R. : Sans aucun doute. Les chutes s'était vendu à 10 000 exemplaires avant le prix et a atteint 40 000 ventes. Grand frère en était à 4 000 et en est aujourd'hui à 15 000. Mais ce qui a été magique, c'est le fait qu'on ait pu vendre les droits de ce dernier titre dans 13 pays, et même en langue anglaise puisque Europa Press va le lancer simultanément en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis.
Votre plus gros succès est Murmures à la jeunesse, de Christiane Taubira, vendu à 150 000 exemplaires. Comment l'avez-vous publié ?
P. R. : J'avais contacté Christiane Taubira, alors ministre, pour rééditer L'esclavage raconté à ma fille, qui avait été publié pour la première fois en 2002. Comme elle a voulu le mettre à jour et en réécrire des parties, nous avons travaillé dans un contexte difficile car c'était pendant les semaines qui ont suivi les attentats contre Charlie Hebdo. Ces moments épiques - où sa puissance de travail et le sens aigu de ses valeurs m'ont impressionné - ont établi des relations de confiance entre nous. Par la suite, lorsqu'elle a rédigé Murmures à la jeunesse, elle m'a envoyé son manuscrit en me demandant d'imprimer le livre en secret, ce que nous avons fait en Espagne. Le public en a appris l'existence le jour de sa sortie, le 1er février, soit cinq jours après sa démission spectaculaire du gouvernement. Il n'en fallait pas plus pour assurer l'énorme succès de l'ouvrage. Contente de notre rapidité et de notre discrétion, Christiane Taubira nous a fait confiance et nous a confié ses deux livres suivants.
Vous vous positionnez comme un éditeur de la francophonie...
P. R. : Publier, c'est aussi savoir s'engager. Un livre important, pour moi cette année, a été un collectif d'auteurs, Osons la fraternité, en partenariat avec Etonnants voyageurs, dont les droits reversés à une association d'aide aux migrants. Concernant l'Afrique, je suis heureux d'avoir publié plusieurs titres importants, dont L'Afrique répond à Sarkozy, rédigé par un collectif d'intellectuels africains en 2008 ; Afrotopia de Felwine Sarr, devenu un ouvrage de référence ; les actes des rencontres de Dakar, Les ateliers de la pensée, dirigés par Joseph-Achille Mbembé et Felwine Sarr ; et aussi Pour une Afrique libre de Ngugi wa Thiong'o, qui est peut-être le plus grand écrivain africain vivant, souvent cité pour le Nobel. L'Afrique est un continent qui compte beaucoup pour moi. J'ai grandi à l'île Maurice, dans une école anglaise, en contact avec beaucoup d'autres cultures comme les cultures indienne, chinoise, africaine. D'où ma grande curiosité pour l'ailleurs.