18 août > Roman France

Rater sa vie, selon Cioran, c’est atteindre toutes les sensations de la poésie - sans le support du talent. Le narrateur du nouveau roman de Philippe Forest, Crue, quoique sensible, n’a pas de dons particuliers, mais n’a pas pour autant raté sa vie, il n’y pense tout simplement pas. Sans ambition, il assume sa banalité, se laisse porter par les événements : "C’était hier, c’était il y a un siècle. Je n’avais plus aucun moyen de discerner vraiment comment le temps passait pour les autres. Je me retrouvais dans un perpétuel présent. Il ramenait des journées interminablement identiques qui ne s’additionnaient pas les unes aux autres et dont chacune paraissait s’étirer dans toutes les directions à la fois sans pour autant contenir quoi que ce soit."

D’un âge sans âge, disons, au mitan de son existence plutôt qu’au printemps de sa carrière, il a emménagé dans le nouveau quartier d’une métropole qui ne cesse de pousser ; le no man’s land anciennement habité par des populations pauvres et immigrées est désormais convoité par les promoteurs immobiliers. Lui occupe un petit appartement dans un immeuble quasi vide, où seules les mélodies échappées d’un piano se font entendre. Ne croise personne. Vit avec son chat. Un jour l’animal disparaît et c’est l’absence qui ricoche vers d’autres absences, l’abîme se rouvre à nouveau : "La perte d’un chat qui s’enfuit dans la nuit peut être à l’origine de tous les deuils qui furent apparemment antérieurs. La scène désolée du monde suscite le spectacle d’un drame qui eut lieu bien avant que ce décor fût dressé." Avec le félin compagnon en allé, le topographe du triste paysage urbain confie le décès de sa petite fille auquel celui de sa mère a fait récemment écho. Tant et tant sont partis. Nous vivons parmi les morts. Pour cette sempiternelle disparition, le narrateur a un nom : l’"épidémie", ce "phénomène […] par lequel, à l’insu de tous et pourtant sous les yeux de chacun, le monde s’effaçait à mesure et avalait dans un néant dont nul ne savait rien ceux qui y avaient vécu". Et puis on aurait pu croire à un répit - une vraie présence, un surgissement de l’être au milieu de ce grand vide. L’incendie d’un bâtiment proche est l’occasion pour le narrateur de rencontrer un couple de badauds, un homme et une femme, ses voisins. Il s’avère que la femme est la pianiste de l’immeuble, quant à l’homme - est-ce son amant ? -, il habite sur le même palier et se prétend un écrivain de grande renommée. Chaque soir, le narrateur va visiter l’une - dont il deviendra lui-même l’amant - puis l’autre - dont les élucubrations littéraires et existentielles le fascinent jusqu’au point du jour. Mais l’épidémie continue de sévir et la mystérieuse paire disparaît à son tour. Vient alors l’inondation, la crue du fleuve qui emporte les dernières illusions de stabilité.

L’enfant mort, le deuil des gens aimés, la fragilité des liens… Philippe Forest signe ici une magnifique réflexion sur l’idée de perte, et ce que peut la fiction. Pas grand-chose, sinon traduire l’impermanence même du vivre. Sean J. Rose

03.06 2016

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