9 avril > Roman Portugal

Petit pays distant, passé lointain… en ce mois de novembre 2003, la Portugaise Ana Maria Machado, 29 ans, grand reporter travaillant pour CBS à Washington depuis cinq ans, n’arrive pas à se souvenir comment on dit "œillets" en anglais. Fait semblant de ne pas connaître Grândola, Vila Morena, la chanson de Zeca Afonso qui a donné le signal du déclenchement de cette "révolution des œillets", dont les propres parents de la jeune femme ont été les acteurs, près de trente ans plus tôt. Et n’a aucune envie d’accepter la proposition d’un documentariste de partir en repérages dans son pays afin de retrouver, pour les besoins d’un projet de série télévisée, les témoins d’une époque oubliée.

Les "Quelques informations historiques pour mémoire " données dans les premières pages du passionnant dernier roman de Lídia Jorge, le dixième publié chez Métailié, ne sont pas inutiles, si l’on n’est pas tout à fait familier de ce moment saillant de l’histoire contemporaine du Portugal : les chars défilant au matin du 25 avril 1974 dans les rues de Lisbonne. Cinq mille soldats insurgés. Des œillets rouges glissés dans le canon des fusils. Un coup d’Etat sans sang versé qui a mis fin à quarante-huit ans de dictature… Pourtant si la fiction s’empare de faits réels, Les mémorables n’est pas un roman historique mais une brillante transposition littéraire où l’on croise, aux côtés de protagonistes bien identifiés, des personnages de synthèse tout aussi incarnés. Comment l’histoire devient récit ? Comment s’écrivent les légendes, les mythologies ? Qu’est-ce que le temps fait à la mémoire et aux illusions ? Voilà une fois encore les questions qu’explore la grande romancière portugaise à travers l’enquête dans laquelle s’engage finalement Ana Maria, cherchant, selon la formule du documentariste américain commanditaire, "entre les pavés, le reste de la mitraille". Tentant de lire dans la poussière déposée sur les souvenirs, comme sur cette photo de groupe où figurent ses deux parents, un cliché saisi dans la nuit du 21 août 1975 dans un restaurant lisboète, retrouvé remisé en haut de la bibliothèque paternelle et qui va servir de fil rouge au documentaire puisque la jeune femme, accompagnée de deux anciens copains de faculté, entreprend d’aller interviewer les témoins survivants.

Depuis plusieurs livres, Lídia Jorge a asséché ses phrases et trouvé un rythme plus percutant dans des récits toujours aussi denses. Lors d’un entretien au Matricule des anges, à la sortie de La nuit des femmes qui chantent en 2012, l’écrivaine se voyait "chroniqueuse du temps qui passe et court. Chroniqueuse persuadée bien sûr que le roman n’est pas autre chose que ça, la narration hallucinée du temps vécu devenu rêve."Les mémorables, plus que tout autre de ses livres, accomplit ce beau programme. Véronique Rossignol

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