C’est une femme-orchestre qui édite, traduit, écrit et maquette les livres toute seule. Aux éditions Anacaona, qu’elle a fondées en 2009, Paula Anacaona tire toutes les ficelles. Son pseudo est un hommage à la reine des Taïnos qui s’opposa aux conquistadors espagnols en 1492. « Ce sont des amis cubains qui m’ont surnommée comme ça. Elle m’inspire beaucoup car elle cristallise la résistance à la colonisation, bien avant Sojourner Truth et Angela Davis », explique-t-elle. Elle écrira même un livre à son sujet en 2019, illustré par Claudia Amaral.
Dans son catalogue éditorial, divisé en 4 collections et composé d’une quarantaine d’auteurs, des essais « coup de poing », des autrices afro-descendantes comme Djamila Ribeiro et surtout de la littérature brésilienne, moderne comme classique. « Je veux montrer que le Brésil n’est pas entré dans la modernité dans les années 1980. Il y avait déjà de grands auteurs et de grands romans, surtout dans les années 1920. »
« Nós pour Nós », des livres sur les marginaux par les marginaux
Bien que grande lectrice, Paula Anacaona n’était pas prédestinée à la littérature. Française aux origines brésiliennes, elle a commencé sa carrière en tant que traductrice technique. Pendant un voyage au Brésil, elle rencontre Heloneida Studart, qui lui suggère de traduire un de ses livres. Réalisée en collaboration avec Inô Riou, cette première traduction littéraire, Le Cantique de Meméia, paraît chez Les Allusifs en 2005, avant la faillite de cette maison d’édition canadienne.
Un déclic intervient en 2009 : Le Manuel Pratique de la Haine de l’écrivain Ferréz, parfaitement inconnu en France. Publié en 2003 au Brésil par Objetiva, il fait s’entrecroiser le destin de plusieurs criminels de São Paulo issus du Nordeste, la région la plus pauvre du pays. Portée par son coup de cœur, elle le traduit et démarche plusieurs maisons françaises, qui le refusent toutes catégoriquement.
D’après Paula Anacaona, « Ferréz n’était pas à sa place avec sa casquette à l’envers et sa manière d’écrire peu conventionnelle, surtout à cette époque. J’ai senti qu’on aurait voulu lui dire « Tu ne nous corresponds pas, fais plutôt du hip-hop. » Sans programme éditorial ni plan de distribution (depuis assuré par Makassar), elle fonde sa maison pour le publier. Elle traduira trois autres ouvrages de l’auteur, qui représente à son sens une autre facette de la littérature brésilienne, le courant du « Nós pour Nós », « Nous par nous-même » en français. Pour se détacher d’une vision fantasmée des favelas, dépeintes sans nuances avec crainte ou misérabilisme, il faut amplifier les voix de ceux qui les ont connues. Et les rendre tangibles en France.
Car comment peut-on traduire un voyou des favelas, restituer son dialecte sans entraver la fluidité du lecteur français ? « J’ai puisé dans l’argot du 93. Du verlan principalement, mais pas des expressions à connotation ethnique, les mots arabes ou gitans. Parce que sinon, on ne se croirait plus au Brésil, les communautés ne sont pas les mêmes », raconte-t-elle. Dans ce souci, elle s’écarte aussi de sujets à la mode dans le pays. « En ce moment, il y a beaucoup de fictions à propos des relations entre les patrons et leurs employés domestiques. C’est très répandu au Brésil, mais en France, pas vraiment. »
Le Brésil, et la France
Parmi les écrivains publiés par les éditions Anacaona, certains francophones se distinguent, à l'instar de la bruxelloise Nadia Yala Kisukidi et son essai Dialogue transatlantique, coécrit avec Djamila Ribeiro. Car Paula Anacaona s’intéresse également à la littérature française des marges : « au moment de la mort de George Floyd aux États-Unis, beaucoup de librairies m’ont commandé le "Petit manuel antiraciste et féministe" de Djamila. Ce qui s’est passé a beaucoup questionné les gens », estime-t-elle.
Piquée de politique sans se définir comme partisane, l’éditrice veut s’adresser à ceux qui s’intéressent aux luttes sociales et aux personnes concernées directement par le sujet. Et s'appuie pour cela sur des initiatives comme la librairie parisienne Calypso, spécialisée dans la littérature de diaspora et les Caraïbes, mais aussi sur les clubs de lecture et les réseaux sociaux.
Cet automne, l’éditrice se consacrera surtout à la promotion de publications déjà parues, en présence des écrivaines brésiliennes qui font le déplacement. C’est le cas de Cida Bento, venue accompagner en librairie son essai Le Pacte de la blanchité au mois d’octobre, ou encore Alessandra Devusky en novembre.