Si l'on comprend bien les explications que donne l'excellent Craig McDonald, tout à la fin de La phrase qui tue, ce roman clôt sa trilogie hemingwayenne, où l'on a vu "Papa" faire équipe avec son ami Hector Lassiter, confrère et double malicieux de McDonald lui-même, pour mener des enquêtes aussi loufoques que savoureuses, à la recherche de La tête de Pancho Vila, par exemple (Belfond, 2009, repris chez 10/18 en 2010). On regrettera un peu le tandem, et sa consommation effrénée de toutes les boissons alcoolisées que l'homme a inventées depuis le zythum. Mais l'on suivra encore longtemps, espérons-le, l'épatant Lassiter, jeune héros courageux, "lobo solo » mais toujours prêt à s'enflammer pour toutes les jolies filles qui lui font les yeux doux.
La phrase qui tue se déroule à Paris, à l'hiver rigoureux de 1924, au coeur de la bohème américaine, qui avait élu Montparnasse et Saint-Germain-des-Prés, pour leur bouillonnement intellectuel et artistique et leurs loyers modérés. Belle époque ! Outre Lassiter, Hemingway et sa première femme, Hadley, il y a là Gertrude Stein et sa compagne Alice Toklas, Ford Madox Ford, l'ami d'Ezra Pound, ou le médecin poète Williams Carlos Williams, qui fréquentent tous les mêmes bistrots, les mêmes salons (surtout celui de Gertrude, 27, rue de Fleurus), les librairies de Sylvia Beach et d'Adrienne Monnier (leurs Q G), et publient leurs textes dans les mêmes revues d'avant-garde, modestes et méritantes. Or, justement, voici que l'on retrouve, assassinés de façons diverses mais tout aussi barbares, plusieurs éditeurs et directeurs de revues américains.
Lassiter et Hemingway, plus ou moins en liaison avec l'inspecteur Simon, un policier sympa, subtil et cultivé, vont se lancer dans une enquête rocambolesque et particulièrement risquée. Car le (ou les) coupable(s) peu(ven)t se trouver parmi leurs proches, des gens qu'ils coudoient tous les jours. Voire, pour Hector, des filles dont il est amoureux : comme l'inquiétante Molly Wilder, une nihiliste suicidaire et camée, ou Brinke Delvin, auteur de polars sous le nom de Connor Templeton, dont il va vite s'apercevoir que le pseudonyme n'est pas le seul des secrets. Parmi les suspects, il y a aussi Philippe Martin, un peintre qui passe pour le boyfriend français de Molly. Serait-ce lui, ce Nobodaddy, gourou de la secte Nada, qui commandite tous ces meurtres ? Et quel est son mobile ? Hector et Ernest ne sont pas au bout de leurs surprises.
Au fil des investigations dangereuses des deux amis, on croise encore quelques stars authentiques : Fargue, Cendrars, Tzara et Man Ray, aficionados de la Closerie des Lilas. On se balade à travers une époque enfuie et qui fait encore rêver. Et l'on boit beaucoup. Les cadavres et les chausse-trappes se multiplient pour le plus grand plaisir du lecteur, lequel retrouve ici tout l'humour à froid, le goût pour la manipulation, le talent jubilatoire de Craig McDonald.