Roman/France 2 janvier Régis Jauffret

Protée est dans la mythologie grecque ce dieu marin qui se transforme et se métamorphose à l'envi. En littérature, Régis Jauffret est son équivalent. De la confession d'un violeur à la vie d'une infirmière, d'une femme dans la cuisine surveillant son gigot d'agneau à « DSK » en prison à Rikers Island... On ne laisse pas de s'émerveiller à chaque livre par sa capacité autant de pénétrer dans les existences matérielles des uns et des autres, que de se glisser dans leurs cerveaux au tamis de sa propre imagination luxuriante, par le truchement d'une plume trempée dans l'encre de l'humour noir. Histoire d'amour (Verticales, 1998), Clémence Picot (Verticales, 1999), Univers, univers (Verticales, 2003), Asiles de fous (Gallimard, 2005), Microfictions (Gallimard, 2007), Cannibales (Seuil, 2016)... L'écrivain, né en 1955 à Marseille, balade ses personnages entre réalité sordide et délires surréalistes, fantasmes privés et névroses familiales. La forme change aussi : longue, brève, épistolaire. Il y eut ce récit à la candeur puérile très à part L'enfance est un rêve d'enfance, des aventures de gamins des années 1960 en quête du Général De Gaulle. Régis Jauffret revient ici avec Papa. Et derechef nous voilà scotché.

Régis Jauffret tombe par hasard sur des images d'archives de la Seconde guerre mondiale et qui voit-il en l'espace de quelques secondes apparaître à l'écran emporté par des hommes de la Gestapo, sortant d'un immeuble marseillais qu'il connaît bien puisqu'il y avait habité, enfant ? Son propre père, « Papa ». Alfred Jauffret a l'air apeuré, l'œil hagard. A-t-il été torturé ? A-t-il lâché des noms ? Ou fut-il un grand résistant oublié des ingrates mémoires, l'injuste ignoré des manuels d'Histoire ? Toujours est-il que cette incroyable épiphanie est le départ de ce nouveau roman - car s'il n'y a rien de plus vrai dans ce fait, il s'agit bien d'un roman, d'une biographie trouée et amplifiée par la fiction (rencontre des parents, le voyage de noces à Florence, les scènes de sexe du couple), avec la patte distinctive de Jauffret. Style au baroquisme assumé - ces virtuoses volutes verbales, entrelacs de pensées et d'images d'où jaillissent des formules tels des aphorismes -, écriture sertie d'archaïsmes (« souventes fois », « icelui ») et mâtinée de faconde phocéenne.

Papa est néanmoins plus sobre. Car en plus d'être une enquête sur ce père sourd et abruti de neuroleptiques pour soigner sa bipolarité, ce livre est en vérité un tombeau. Tombeau au père absent à lui-même et à l'enfant que fut Régis - pater familias amoindri comme l'ombre muette d'une statue de héros qu'on aurait tant voulu ériger, « une dentelle de papa ». Alfred enfermé dans sa surdité et sa maladie, assez âgé comparé aux parents des camarades de l'écrivain issu comme lui de la bourgeoisie catholique où l'on se mariait jeune et devenait « chef de famille » tôt, fait rougir ce fils unique et couvert de jouets. Madeleine, mère à quarante ans, mariée tard après la mort de son amant, et qui fit une fausse couche avant Régis, répond à son enfant choyé, elle ne se souvient pas qu'Alfred lui eût jamais raconté cet épisode avec les Allemands, c'était bien avant leur mariage...

La question se creuse et cahin-caha l'écrivain bâtit son mausolée de papier. Papa est d'une bouleversante sincérité, le plus touchant de ses livres : « Je n'ai peut-être écrit tout au long de ma vie que le livre sans fin de tout ce que nous ne nous sommes pas dit. Une parole continue, jamais interrompue par l'interlocuteur sourd et indifférent. Je n'étais que fictions, imaginaire, refus de puiser dans ma biographie, tant j'avais peur qu'on puisse apercevoir cette partie de moi-même dont j'avais honte comme d'un chancre. » Y a-t-il de la lumière qui perce au bout du mystère d'un parent ? Oui, cette flamme bouge encore, qui est l'amour qu'il vous a donné.

Régis Jauffret
Papa
Seuil
Tirage: 15 000 ex.
Prix: 19 euros ; 208 p.
ISBN: 9782021450354

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