Livres Hebdo : Vous venez toutes deux du monde du son et du récit. Qu’est-ce qui manquait, selon vous, dans les formats existants, et que vous avez voulu explorer avec Open Book ?
Agathe Le Taillandier : Open Book est né d’un constat, très concret, que j’ai fait au fil des nombreuses rencontres que j’ai animées en festivals ou en librairies. En discutant avec les auteurs, les lecteurs, mais aussi les éditeurs, j’ai perçu une véritable envie de parler des livres différemment, sous le prisme de l’intime notamment. J’ai une manière bien à moi de mener les entretiens, et lors des échanges publics, j’ai souvent l’impression d’en effleurer seulement la surface. À la fin, beaucoup d’auteurs et d’autrices aimeraient prolonger la discussion, aller plus loin, parler autrement de leur travail. J’ai donc pensé que le meilleur espace pour permettre cela était le podcast. J’avais déjà exploré ce format en animant pendant trois ans Le Book Club chez Louie Media, mais cette fois, j’avais envie de renouer avec un format plus long.
Constance Parpoil : C’est un constat que nous avons effectivement pu confirmer en échangeant avec de nombreux éditeurs, que nous avons impliqués dès le début du projet. Nous travaillions toutes deux dans le monde du livre depuis de longues années, et nous avons voulu partir des besoins réels que nous y observons. Ce podcast est donc un projet mûri depuis plusieurs années, avec l’ambition de proposer un produit audio de qualité qui s’imposerait comme un incontournable de la scène littéraire. Mais aussi de faire d’Agathe une véritable prescriptrice, grâce à sa personnalité et son parcours.
« L'intime, c'est être concret et partir de l'écriture comme lieu d'émotion »
Vous présentez Open Book comme un format au temps long, privilégiant l’intime et les contre-récits. Qu’entendez-vous par là ?
A.L.T : Le va-et-vient entre le livre et l’intime, c’est-à-dire la vie quotidienne, m’intéresse beaucoup. C’est pour cela que j’ai choisi de recevoir mes invités chez moi. Ce cadrage change tout : il permet d’instaurer une nouvelle dynamique, une relation différente. Je deviens l’hôte et l’auteur ou l’autrice devient mon invité. Je le mets à l’aise, lui sers un café. Ça paraît tout bête, mais j’ai longtemps fait l’inverse, par tradition. En renversant cette logique, on éveille une curiosité nouvelle, une envie de se découvrir autrement. Moi aussi, en tant que journaliste, je me dévoile davantage. Ce n’est pas un journal intime non plus, mais mes questions partent de mon ressenti, de mon émotion à la lecture d’une phrase, d’une page. Pour moi, c’est ça l’intime : être concret et partir de l’écriture, non pas comme une technique, mais comme un lieu d’émotion.
C.P : Les auteurs et autrices disent souvent d’Agathe qu’elle parvient à leur faire dire des choses qu’ils n’avaient jamais confiées, grâce à des questions qui appellent de vraies réponses. Elle a cette singularité, cette capacité à créer de l’intime et à instaurer un espace où il devient possible d’aborder des sujets qu’on n’oserait peut-être pas évoquer ailleurs.
Pensez-vous que la place grandissante de l’intime dans nos sociétés traduit une tendance de fond ou un phénomène conjoncturel, et comment expliquez-vous cet attrait, voire ce besoin, croissant pour les récits personnels et sensibles ?
A.L.T : C’est une question vraiment intéressante. Pour y répondre, et c’est peut-être un lieu commun, mais il faut rappeler que l’intime est politique. Partir de l’intime, ce n’est pas seulement évoquer une expérience personnelle, mais aussi s’appuyer sur une émotion, un ressenti, et s’en servir pour réfléchir ensemble à ce qui fait société. Avec Open Book, nous avons justement souhaité partir de l’intimité d’un livre pour aller vers des idées plus collectives, dans un format accessible et populaire. Et pour cela, je crois qu’il faut envisager l’entretien avant tout comme un récit. Pour moi, mener puis monter une interview, c’est raconter et construire une histoire. J’ai vraiment envie d’embarquer les auditeurs comme un romancier embarque ses lecteurs. Avec Open Book, c’est la conversation d’un duo qui se déroule comme une histoire, rythmée par son climax, ses rebondissements et ses instants d’émotion.
« Le livre nous projette dans le monde et nous rend plus collectifs »
Et quel rôle le livre joue-t-il précisément dans cette conversation racontée comme une histoire ? Est-il un simple point de départ, un fil conducteur ?
A.L.T : Le livre permet effectivement de tirer des ficelles, mais il n’est pas non plus question de reléguer l’écriture au second plan. Nous souhaitons faire entendre le texte lui-même, la langue de l’écrivain.
D’ailleurs, pourquoi avoir choisi d’intituler ce podcast « Open Book » ?
A.L.T : Tout est parti d’une petite anecdote personnelle : un jour, quelqu’un m’a dit que j’étais très open book, autrement dit, quelqu’un d’honnête, d’authentique, un vrai livre ouvert. L’expression m’a tout de suite semblé tomber juste à l’endroit où se croisent la littérature et l’intime. Encore une fois, l’intime ce n’est pas se replier sous son plaid, avec sa tasse de thé, c’est l’ouverture d’un horizon. D'ailleurs, le logo avance cette idée de fenêtre ouverte. On en a beaucoup parlé avec l'illustratrice : le livre ne nous individualise pas, il nous projette dans le monde et nous rend plus collectifs.
C.P : Cela tient aussi à la structure même du podcast. Pour ses échanges, Agathe ouvre les livres au sens pratico-pratique, pour en lire et en étudier certains passages. C’est à partir d’eux qu’elle tire des fils, qu’elle fait émerger l’expérience personnelle et les réflexions politiques, un peu comme un commentaire composé. On n’a pas fait hypokhâgne pour rien (rires) !
Pour les trois premiers épisodes, vous recevez Fatima Daas, Hélène Laurain et Elise Costa, essentiellement des plumes féminines donc. Comment choisissez-vous vos invités ?
A.L.T : La programmation n’a pas un positionnement strict et figé. Je me laisse porter par mes goûts, par ce que j’aime. Il s’avère qu’aujourd’hui, je lis beaucoup de femmes, mais je ne crois pas être la seule lectrice à aller naturellement vers ces récits. Cela ne signifie pas que j’exclus les auteurs masculins, simplement je vais plus spontanément vers les récits qui m’ont manqué pendant 20 ans. Je n’ai pas l’intention de forcer une forme de parité : des auteurs seront sans doute présents à un moment ou à un autre, mais ce n’est pas une contrainte que je m’impose. Je crois aussi que cette tendance s’explique par le fait que l’intime demeure un espace que les hommes n’ont pas encore pleinement investi, même si les choses évoluent et que certains, comme Pierric Bailly avec Le Roman de Jim (P.O.L) ou Pierre Boisson avec Flamme, volcan, tempête (Éditions du Sous-Sol), commencent à s’y aventurer.
C.P : En matière de sélection, le seul véritable impératif est que le choix vienne d’Agathe, puisque ce podcast repose sur son incarnation. Ce sont les choix et les goûts d’Agathe qui guident le projet. Il est essentiel qu’elle ait eu un véritable coup de cœur. Il ne s’agit pas non plus d’un podcast de promotion : l’objectif n’est donc pas de se concentrer uniquement sur les nouveautés, mais aussi de redécouvrir des ouvrages parus il y a plusieurs années. Rien n’est exclu, ni les textes contemporains ni les œuvres de fond. Ce qui compte avant tout, c’est de mettre en avant des contre-récits, tout en respectant certains critères. Nous privilégions les auteurs et autrices avec qui un échange intime est possible, car nous savons que ce n’est pas un exercice taillé pour tout le monde. Pour le moment, les retours des maisons d’édition que nous avons contactées sont tous positifs, ce qui montre bien que les auteurs et autrices ont besoin d’un espace comme celui-ci.
