"La crise du livre est une actualité, mais ce n’est pas une nouveauté." Henri Baillière, l’un des grands noms dynastiques de l’édition française, écrivait cela en 1904. Bien avant lui, Charles Nodier, écrivain, érudit et bibliothécaire de l’Arsenal, faisait sous la Restauration le constat d’une élite qui ne lisait plus. On pourrait donc, pour se rassurer, considérer que l’écosystème en place depuis Balzac connaît avec le développement du numérique un nouvel accès de fièvre sans gravité. Pourtant, plusieurs symptômes viennent déranger les étapes de la chaîne du livre, de l’écriture à la lecture, laissant entrevoir une mutation importante.
Dématérialisation
"C’est un choc comme il y en a eu avec la révolution industrielle au XIXe siècle, estime l’historien Pascal Fouché. Le changement en cours n’est pas terminé. Pour l’instant, l’écosystème n’a pas tant changé que cela. Le chiffre d’affaires de l’édition française repose encore sur la distribution, y compris pour le livre numérique. Le bouleversement ressenti n’a sans doute pas encore eu lieu, ou du moins pas de la manière dont on l’appréhende." Ce spécialiste de l’édition rappelle, par exemple, que l’impression à la demande a été installée depuis plus de dix ans par Hachette à Maurepas.
Si les industriels n’ont pas raté le train du numérique, des chiffres viennent illustrer une transformation discrète, mais réelle. En 2016, les industries culturelles pesaient 44,5 milliards d’euros, soit 2,2 % du PIB. Un pourcentage en baisse continue depuis 2003, à cause principalement, d’après l’analyse de Tristan Picard pour le ministère de la Culture, "de la crise structurelle touchant les branches de la presse et du livre", ces deux secteurs représentant 0,4 % du PIB. En parallèle, les études récurrentes menées depuis quarante ans par le ministère de la Culture sur "les pratiques culturelles des Français" témoignent d’un recul continu du nombre de gros lecteurs (plus de 20 livres par an), public naturel de la littérature.
Comme pour la musique, mais sur un temps plus long et avec des conséquences économiques moins visibles, la dématérialisation du texte et son utilisation sur d’autres supports ont modifié les comportements. La presse a été la première victime de ce passage à l’Homo digitalis. Sa sphère d’influence s’est érodée en proportion de ses ventes. Les pages littéraires n’ont pas échappé au marasme. "Cela fait un moment que les suppléments littéraires des journaux sont moins prescripteurs, rappelle Pascal Fouché. D’ailleurs, les éditeurs y investissent moins dans leur communication. C’est un signe patent. Les prescripteurs se sont déplacés. Ils sont désormais sur les blogs, sur YouTube, sur Twitter. Les réseaux sociaux ont repris une partie de la fonction des journaux."
Le schéma traditionnel - l’éditeur publie, la critique rend compte, le lecteur achète - avait déjà été ébranlé par la télévision. Dans les années 1970, un passage à "Apostrophes" faisait s’envoler les ventes. Aujourd’hui, une invitation à "La grande librairie" aide à la promotion. Mais cela ne suffit plus.
Populaire
Ce rapport à l’écrit, un peu fantasmé, incite à croire que "le niveau aurait baissé" et que les succès seraient plus modestes, toujours en lien avec l’intrusion du numérique dans nos loisirs. L’analyse sur vingt ans des palmarès de meilleures ventes de Livres Hebdo ne le confirme pas vraiment sur le plan des chiffres. En 1997, Mary Higgins Clark caracolait en tête avec Ni vue ni connue à plus de 400 000 exemplaires. Mais le dernier Guillaume Musso pointe à 475 000 exemplaires. Il y a vingt ans, Patrick Rambaud, prix Goncourt pour La bataille, flirtait lui aussi avec les 400 000, s’inscrivant en deuxième position. Daniel Pennac montait sur la troisième marche du podium avec Messieurs les enfants et, juste derrière, la gouleyante Première gorgée de bière de Philippe Delerm avait déjà atteint les 275 000 exemplaires. Viennent ensuite Christian Jacq, Alessandro Baricco, Alexandre Jardin, Jean d’Ormesson, Pascal Bruckner, Stephen King et Christian Signol au-delà des 150 000 exemplaires.
Dix ans après, les meilleures ventes 2007 placent en tête L’élégance du hérisson de Muriel Barbery (plus de 570 000 exemplaires), suivi de Daniel Pennac à près de 400 000 avec Chagrin d’école. Ils devancent des auteurs qui vont s’imposer au fil des années dans le classement : Marc Levy, Guillaume Musso, Dan Brown, Douglas Kennedy, Amélie Nothomb, Jean-Christophe Grangé ou Bernard Werber, pour rester au-dessus de la barre des 150 000 exemplaires. En 2017, les dix premiers au-delà des 150 000 sont, par ordre décroissant, Guillaume Musso, Fred Vargas, Dan Brown, Eric Vuillard, Laetitia Colombani, Raphaëlle Giordano, David Lagercrantz, Elena Ferrante, Ken Follett et Marc Levy. A part le Goncourt et la saga napolitaine de L’amie prodigieuse, les titres grand public, le polar et les feel-good books dominent : la littérature a cédé un peu de terrain à un roman plus populaire.
Rajeunissement
En 2017, une enquête sur "Les Français et la lecture" notait les paradoxes qui entourent le sujet. La population de grands lecteurs déclarant avoir lu 52 livres papier dans l’année avait tendance à rajeunir, la plupart des nouvelles activités liées aux écrans imposant de plonger toujours davantage dans les textes. Il n’est donc pas interdit de penser qu’une partie de ces grands lecteurs, dont la récente étude de GFK indique une légère hausse en 2017, lisent aussi autrement et que le plaisir du texte ne s’est pas émoussé au contact de la froideur des tablettes. La fin de l’écosystème n’indique pas forcément sa disparition, mais sa transformation. Martin Puchner, professeur à Harvard, explique dans son essai (1) combien la littérature, depuis son émergence il y a 4 000 ans, a façonné l’humanité. Quelle que soit la forme, quel que soit le support, on peut espérer qu’elle continuera.
(1) The written world. How literature shaped history, Granta, novembre 2017.
A suivre :
2. L'auteur nouveau est arrivé
3. Les genres sortent de l’ombre
4. Le blues de la littérature
Jean-Yves Mollier: "On ne lit plus en continu, mais par petites tranches"
Jean-Yves Mollier est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Versailles-Saint-Quentin- en-Yvelines.
Jean-Yves Mollier - J’ai abordé ce thème dans le dernier chapitre de Hachette, le géant aux ailes brisées (1). Lorsque Hachette rend les armes devant Amazon en 2014, une page se tourne. Le géant américain apparaît comme le nouveau cavalier de l’Apocalypse numérique. Avec lui, c’est effectivement un modèle qui s’éteint, ce modèle apparu à la fin du XVIIIe siècle avec l’invention du droit d’auteur et une économie de l’offre. Ce schéma disparaît lorsque ces nouveaux Léviathan du Web deviennent des prescripteurs. Jusqu’alors, les lecteurs se fiaient à des grands lecteurs, c’est-à-dire les critiques littéraires. Les réseaux sociaux ont bousculé tout cela par leur capacité à faire acheter des milliers d’exemplaires d’une œuvre sur le critère d’une reconnaissance collective. Evidemment, cela modifie aussi la création littéraire puisque les auteurs peuvent désormais se passer d’éditeurs et de relais médiatiques traditionnels.
La situation de la presse est dépassée. A l’ère du numérique, nous vivons dans un monde où chacun se croit expert, où chacun est habilité à donner son point de vue, notamment lorsqu’il s’agit de culture. Nous assistons donc plus à une crise de l’expertise qu’à celle de la presse, même si cette dernière est bien réelle. Cela s’inscrit dans un mouvement plus large qui entérine le développement de l’individualisme.
Il faut s’entendre sur ce point. Si on se place sur le plan quantitatif, on n’a jamais autant lu qu’aujourd’hui. Il y a quelques années, on lisait un journal en vingt minutes, puis ce fut la lecture sur les smartphones, enfin les tweets. On ne lit plus en continu, mais par petites tranches. Cela entraîne des mutations internes à la littérature, toujours en lien avec le développement de l’individualisme. Il faut se rendre compte que désormais une partie de la littérature ne passe plus par le papier, comme le démontre l’engouement pour l’autoédition via Amazon.
Notre système de lecture est en train de basculer. Lire la République de Platon sur rouleau, sur codex, sur papier ou sur écran, ce n’est pas la même chose. Les formes produisent du sens. Bachelard parlait de coupures épistémologiques en considérant qu’on ne pouvait penser le présent avec des modèles anciens. Il est certain que de nouvelles formes littéraires vont apparaître en rapport avec les bouleversements technologiques. Je ne suis pas pessimiste.
(1) Editions de l’Atelier, 2015.
Françoise Benhamou: "On ne peut pas tout analyser à l’aune des seuls écrans"
Françoise Benhamou, professeure des universités, est spécialiste de l’économie de la culture (1). Elle a présidé l’Association for Cultural Economics International (ACEI) ; elle enseigne dans plusieurs universités européennes.
Françoise Benhamou - Il faut d’abord préciser ce qu’on entend par numérique. Il y a au moins deux acceptions de ce terme. La première concerne les processus industriels avec des innovations comme l’impression à la demande. Cela change forcément les modèles commerciaux. Et puis, il y a les ebooks que l’on peut lire sur divers supports, smartphones, tablettes, etc., qui modifient notre rapport au texte. Cette grande transformation dans la chaîne de production s’accompagne forcément de mutations dans les processus de prescription et de consommation ; l’autoédition dispose de nouveaux moyens de développement. Le numérique affecte ainsi la chaîne de valeurs, donc le modèle économique. Il apporte de surcroît le big data qui ne semble pas pour l’instant trop concerner l’édition, mais cela viendra. Nous sommes pour le moment dans un cycle de cohabitation vertueuse entre le livre papier et l’ebook. Cet équilibre est-il durable ? C’est possible, mais pas sûr.
Le recul des grands lecteurs remonte aux années 1980, c’est-à-dire bien avant l’arrivée du numérique. Il faut donc être prudent sur l’analyse du phénomène. On ne peut pas tout imputer à Internet. De même, la crise de la presse est bien antérieure au numérique, qui l’a en revanche considérablement amplifiée. Le problème de fond, c’est celui du rapport à la culture et à la citoyenneté. Les élites sont moins disposées à consacrer du temps à la culture. Notre rapport au temps a changé. Le temps de travail est devenu poreux, tout comme le temps de loisir. Les frontières entre les deux s’estompent. Du coup, le temps que l’on peut consacrer à la lecture s’amenuise, le travail mordant, en quelque sorte, sur le temps de loisir. On ne peut donc pas tout analyser à l’aune des seuls écrans.
Il n’y a pas un, mais des changements. Ce que nous nommons révolution numérique, ce sont des mouvements qui se combinent. De nouvelles formes de lecture entrent en concurrence, mais l’analyse de ce qui se passe demeure complexe. Désormais, un simple tweet peut vous entraîner vers la lecture d’articles très longs. Ce n’est donc pas que la technique qu’il faut interroger, mais bien nos comportements de lecture, notre mode d’entrée dans l’univers de l’écrit, notre façon de penser. Il est évident que l’écriture est de même affectée par Internet. Nous disposons d’une plus vaste documentation immédiatement accessible. Cela a forcément des effets sur les modes de production, en bien mais aussi en mal lorsqu’il y a risques de plagiats.
Pourtant, malgré ces possibilités énormes, il y a peu d’expérimentations dans le domaine des formes nouvelles. On pourrait, par exemple, envisager d’utiliser ces nouvelles technologies pour faire vivre autrement les essais. Ce n’est pas encore le cas. L’écrit est un univers qui se transforme lentement. Les techniques vont vite, certes, mais leur appropriation requiert du temps.
(1) L’économie de la culture, La Découverte/"Repères", 2017. Voir LH 1146, du 20.10.2017, p. 23.