Quand on écrit la biographie de quelqu’un qui a connu tout le monde, on écrit forcément sur tout ce monde. Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt sont rompus à cet exercice. On leur doit La vie d’Irène Némirovsky (Grasset, 2007) et Roger Stéphane : enquête sur l’aventurier (Grasset, 2004). Avec Emmanuel Berl (1892-1976), ils s’essaient à la haute voltige. D’abord à cause de la complexité du personnage, une complexité savamment entretenue par l’intéressé qui n’aimait rien tant que surprendre. Ensuite parce qu’il fut au carrefour de la vie intellectuelle française, de l’entre-deux-guerres aux débuts des années 1970.
Le travail d’enquête a été méticuleux dans les cartons de la BNF pour exhumer lettres et manuscrits inédits. Le résultat est savoureux. On y retrouve le sens de la formule lorsque les auteurs évoquent A venir, un ouvrage de Berl paru en 1974. "Ce livre gigogne est dédié à Patrick Modiano et Anne Gallimard, la nièce de Robert, qui lui a tapé dans l’œil et sans doute une partie de son manuscrit."
On l’a compris, cette aventure tourne beaucoup autour de la rue Sébastien-Bottin, aujourd’hui en partie devenue rue Gaston-Gallimard. C’est avec cet éditeur que Berl fonde l’hebdomadaire politique et culturel Marianne qui aura une forte influence dans les années 1930. C’est chez lui qu’il publie Mort de la morale bourgeoise, Sylvia ou Présence des morts. C’est là qu’il croise Breton, Aragon, Cocteau, Desnos et tant d’autres.
En 1967, Jean d’Ormesson sonne chez Berl, près du Palais-Royal où il vit avec la Mireille du Petit Conservatoire. "Les gens disent n’importe quoi ! Voilà qu’on prétend que c’est vous, juif, socialiste, homme de gauche, qui auriez écrit les discours du Maréchal ! - Mais c’est tout à fait vrai", lui répond Berl avec douceur, entre deux bouffées de Panter."
"La terre, elle ne ment pas", c’est lui. "Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal", encore lui. Berl a fourni à la voix chevrotante de Pétain ses mots. Il fut aussi l’ami de Drieu la Rochelle, ne se résigna jamais à devenir anticélinien malgré l’antisémitisme de Céline, mais discourait jusqu’au bout de la nuit avec Malraux. De gauche certes, mais paradoxal.
Un mot explique cela : la liberté. Berl fut un intellectuel hors cadre, sans affectation, libre de ses pensées et de ses erreurs. Le désaccord, surtout avec lui-même, semble être une constante de sa manière d’appréhender les choses. Rien ne doit être trop évident. Mais il ne se reprochera jamais d’avoir été munichois, parce que pacifiste lorsque tout le monde voulait aller en guerre.
Thermomètre d’une époque fiévreuse, Berl en a indiqué la température, mais c’est paradoxalement lui qui gardait la chambre. "Le Montaigne de la rue Montpensier." Ainsi l’avait désigné l’historien Pierre Nora. Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt lui préfèrent Démocrite, le philosophe rieur. "Vous êtes trop intelligent pour être romancier", lui dit un jour sa voisine Colette. De sa vie, il en fit pourtant un, et non des moindres, à l’image de cette biographie cavalière.
Laurent Lemire