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Mémoire : un état des lieux

Mémoire : un état des lieux

Philippe Joutard, qui inaugure la collection « Ecritures de l’histoire » lancée par La Découverte, livre un bilan érudit et stimulant des rapports qu’entretiennent la mémoire et l’histoire dans la recherche et dans la société contemporaine.

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Par Fanny Taillandier
avec Créé le 17.10.2013 à 18h49

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« Devoir de mémoire », « mémoire collective », « lieu de mémoire » : autant d’expressions qui, dans les dernières décennies, ont envahi le débat public jusqu’à l’écœurement ; il ne se passe pas de jour sans qu’il soit question de commémorer quelque chose, victoire, défaite (de préférence défaite) ou quelqu’un, héros, victime (de préférence victime)… Face à cette « hypermnésie », l’historien voit son domaine propre se réduire comme peau de chagrin, et les témoignages multiples sur les événements passés compliquent ses critères d’objectivité. Comme si cela ne suffisait pas, les Etats ne cessent de s’approprier ce « phénomène mémoriel », capable de combler les débris encore actifs du roman national comme les lacunes de leur politique : « L’utilisation du passé permet de faire oublier des réalités plus contemporaines où l’Etat est parfaitement impuissant, […] de donner aux uns et aux autres des satisfactions symboliques à défaut de satisfactions plus coûteuses mais plus tangibles. »

Il ne s’agit pourtant pas ici de faire œuvre de pamphlétaire : telle n’est pas l’ambition de la collection historiographique que propose La Découverte. Bien au contraire, et heureusement, l’ouvrage se donne comme objectif de réfléchir « à la fois sur le phénomène de société qu’implique le règne de la mémoire généralisée et sur ses conséquences dans le domaine de la recherche historique ». Le résultat de l’enquête est riche, presque débordant. De l’émergence de la mémoire aux lendemains de Mai 68, liée à la nostalgie de la France d’avant les Trente Glorieuses, au bouleversement méthodologique qu’impliqua la reconnaissance douloureuse de la parole des rescapés de la Shoah, en passant par la construction au XIXe siècle des romans nationaux générateurs de « lieux de mémoire », pour reprendre le concept de Pierre Nora, l’auteur dessine le rôle croissant du passé dans le présent. Au même moment où les avancées technologiques le font de fait perdurer, sous forme d’archives sonores ou de sites Internet, dans un « écrasement du temps » qui est l’expression exacte de la crise du « régime d’historicité » que décelait François Hartog. Globale, l’analyse ne se limite pas à l’Hexagone. Elle fait amende honorable à Nora et Ricœur, mais convoque aussi Nietzsche et Lucien de Samosate.

Ce panorama, fouillé et précis, est le support d’une réflexion plus spécialisée sur la place et la fonction de l’historien : essor des biographies, développement cahotant mais nécessaire et riche de l’histoire orale, « expertise » paradoxale de l’historien aux côtés du journaliste et de l’histoire spectacle, autant de bouleversements d’une discipline à laquelle le triomphe de la mémoire aura du moins permis de relativiser une fois pour toutes son objectivité. Un état des lieux stimulant, où le chercheur comme le néophyte pourront trouver leur compte.

Fanny Taillandier

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