Mémoire trouble

Portrait de Philippe Sands août 2016 Photo Doak ; (add.info. : Portrait de Han Kang août 2016 Photo Doak ); © Gary Doak/Writer Pictures/Leemage ; it is possible that some works by this artist may be protected by third party rights in some territories. -  - Photo www.bridgemanimages.com

Mémoire trouble

Dans un texte envoûtant, Philippe Sands explore le destin d'un dignitaire nazi sous le regard indulgent de son fils.

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Par Léopoldine Leblanc
Créé le 23.10.2020 à 11h07

Rome, monastère de Vigna Pia, 13 juillet 1949. Sur son lit, un homme fiévreux s'apprête à passer l'arme à gauche. Il se fait appeler Alfredo Reinhardt, mais ce n'est pas son vrai nom. Il est ici pour se cacher des crimes commis lorsqu'il était l'adjoint de Hans Frank, le Reichsleiter gouverneur général de la Pologne occupée et l'un des pires assassins condamnés au tribunal de Nuremberg. L'homme qui meurt après avoir fait tant mourir est lui aussi un dignitaire nazi, il s'appelle en réalité Otto Wächter. Avec lui, nous allons remonter le temps comme on remonte les pièces d'une horloge qui ne fonctionnait plus. Et l'orfèvre qui étale toute la mécanique n'est autre que Philippe Sands.

Avec près de 30 000 exemplaires vendus, il a connu le succès en 2017 avec Retour à Lemberg (Albin Michel). L'avocat franco-britannique y explorait le destin de quatre hommes : les juristes Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin à l'origine des notions de crime contre l'humanité et de génocide, Hans Frank le bourreau de la Galicie et Leon Buchholz, son grand-père dont la famille a été exterminée.

Depuis, il ne cesse de revenir sur les traces du passé en interrogeant les derniers témoins d'une mémoire trouble. Cette mémoire prend parfois le chemin tortueux du déni. C'est le cas pour Horst Wächter, l'un des personnages principaux de cette nouvelle enquête. Il est le fils de l'homme qui s'éteint au bord du Tibre. Il veut se persuader de deux choses : que sont père n'a en rien participé aux horreurs commises par les autres sur ordre de Frank et qu'il a été assassiné au monastère romain où il avait été accueilli par une « ratline », une filière d'exfiltration utilisée par les nazis.

L'investigation est riche en rebondissements. On y croise un autre fils de nazi, Niklas Frank, qui lui n'a aucun doute sur la culpabilité de son père, un évêque qui ferme les yeux sur le passé de ces étranges paroissiens par anticommunisme et même John Le Carré, le voisin londonien, qui donne un petit coup de main à Philippe Sands pour comprendre les réseaux d'espionnage au début de la Guerre froide. Il y a quelque chose de magnétique dans cette Filière qui dévoile la vérité avec une prose fluide, régulière, une sorte de long fleuve tranquille qui serpente sur une terre de sang versé.

Une fois encore, Philippe Sands montre son talent pour immerger ses lecteurs, les tenir en haleine en révélant, photographies et documents à l'appui, l'incroyable vérité d'un sinistre destin au milieu des intrigues politiques et religieuses. Dans cette histoire familiale, on ne peut même pas parler de cadavres dans le placard tant il déborde de victimes. Il y a comme une évidence malsaine dans cette trajectoire, à l'image du château délabré - qui fait songer à la maison Usher de Poe - dans lequel Horst Wächter vieillit avec ses souvenirs, les observant sans vraiment les voir. Par ses scènes fortes, ses secrets d'alcôve et ses trahisons, un tel ouvrage exprime mieux que tous les traités savants combien le passé à bien des égards reste imprévisible.

Philippe Sands
La filière Traduit de l'anglais par Astrid von Busekist
Albin Michel
Tirage: 25 000 ex.
Prix: 22,90 € ; 490 p.
ISBN: 9782226437204

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