La Dodge bleu pâle de Flint file sur Oregon Avenue, dans le sud de Philadelphie. Roger Flint a rencart au Cookie's Bar. Dans le rade, parmi les clients qui commentent, bière en main, un film d'action où des agents du FBI tirent sur des Péruviens, Flint attend. Quand débarque son rendez-vous - un vieil homme en costume de flanelle clair aux allures de « colon anglais de retour d'une partie de chasse dans la savane kényane ». Le vieux Belmond reluque l'endroit, reconnaît Flint, lui sourit, avec « ses grands yeux azur toujours en mouvement dans les orbites anguleuses de son crâne usé, sa tête comme une antenne radar à la poursuite d'une pluie de météorites par ciel nuageux ». L'échange est bref. Les précisions viendront plus tard. Flint dit OK. Marché conclu, Belmond repart.
Ailleurs dans la ville, c'est une Crown noire et blanche, au logo de la compagnie de taxis Liberty Cab, que l'asphalte cahote. Au volant, Félix Freyer écoute un nocturne de Chopin, raccord avec son service de nuit. Ne recevant aucun appel de la centrale, il décide de s'arrêter dans cette chaîne de bars à donuts, où se croisent taxis et flics. Alors qu'il mâchouille sa glutineuse pâtisserie, Félix est interrompu par un policier. « Freyer, quoi de neuf ? » Rien de particulier, réplique le chauffeur de taxi en pause-café au lieutenant Butterfrost. Pas de course intéressante ? insiste la collègue du premier. Lieutenant Wasklosvka, « la quarantaine altière et noueuse », est tout aussi dubitative face à la réponse de Freyer qu'intriguée par la tache de crème gélatineuse qui vient de s'échapper du donut de l'interlocuteur évasif. La séquence d'après, on retrouve à nouveau Roger Flint. Au réveil cette fois, quasi tiré de son sommeil par Edgar Lavier qui frappe à la porte de son appartement. La conversation s'anime. Edgar agite la cuisse de poulet qu'il est en train de manger alors que Flint, le visage plein de mousse, manipule son rasoir au-dessus du lavabo. La scène est cocasse.
Comme le reste des pages au fil desquelles s'ourdit l'intrigue de Philadelphia Sour de Mathieu Ghezzi. L'intrigue est un grand mot. Pas qu'elle soit absente mais on sent bien que, dans ce premier roman aux allures de polar, si l'auteur, à l'instar d'un Tanguy Viel dans L'absolue perfection du crime, sait en huiler tous les ressorts, l'ironie le dispute au mystère. Douce ironie qui n'ignore point que le polar est avant tout une esthétique, avec force descriptions. Ainsi Ghezzi nous fait-il vivre une Philadelphie du crime en réalité augmentée, tant au niveau des images que du son. On tourne les pages, fasciné par son univers singulier de film noir peuplé de personnages de comics hauts en couleur, façon pulp, ligne claire à la touche déjantée.
Philadelphia Sour
Anacharsis
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 18 € ; 224 p.
ISBN: 9791027904266