Interview

Mariette Navarro : « La fiction complète le réel »

Mariette Navarro : « La fiction complète le réel »

Dramaturge et poétesse, Mariette Navarro vient de devenir romancière avec Ultramarins (Quidam, 2021) récompensé par le Prix Frontières - Léonora Miano lors du Livre à Metz le week-end dernier. Rencontre avec la lauréate de cette 2e édition coorganisée avec l'Université de Lorraine.

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Par Adriano Tiniscopa,
Créé le 12.04.2022 à 16h50 ,
Mis à jour le 13.04.2022 à 10h54

Quel est votre état d'esprit actuel après la remise de ce Prix Frontières - Léonora Miano au Livre à Metz ?

Je suis très touchée. Surtout que c'est un prix universitaire. Et le fait que la recherche universitaire et les mouvements artistiques avancent ensemble, soient en écho l'un de l'autre a beaucoup d'importance à mes yeux. La thématique des frontières est aussi très intéressante. Il y en a partout, invisibles, symboliques. C'est une bonne chose qu'on aille chercher des livres qui traitent de ces sujets-là.

Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce livre ?

Je suis partie en 2012 en résidence d'écriture organisée par le Centre national du théâtre, devenu l'ARTCENA. Il proposait à six auteurs de théâtre d'embarquer sur un cargo pour un trajet régulier de Dunkerque à Pointe-à-Pitre, en passant par la Seine pour charger le porte-conteneurs dans les ports de Rouen, Le Havre et Saint-Nazaire.

Comment se passe la vie à bord d'un cargo ?

La vie à l'intérieur est une vie de travail. En tant que passagers, nous nous sommes calés sur les horaires de l'équipage. Nous suivions leur rythme, prenions les repas ensemble, nous avons pu aussi visiter la machinerie. Ce n'était pas une croisière touristique ! Et au-delà de ce côté pratique, c'est tout un univers qu'il faut apprivoiser. Il y a quelque chose de physiquement perturbant et bouleversant. J'ai moi-même été très malade. Les repères se perdent, les notions d'échelle également. Ce qui est grand, ce qui est petit ne fait plus sens... Il y a aussi le lien à la machine, à la ferraille, aux bruits, aux odeurs, à la mécanique.

Que tirez-vous de cette expérience ?

Tout était absolument exceptionnel et incroyable. Contempler l'océan pendant huit jours, vivre sur ce navire dans lequel tout vibre en permanence. Ce cargo effectuait un trajet tout à fait routinier mais à la fois exceptionnel pour un quidam comme moi. Il y bien sûr le rapport au corps qui nous rappelle que ce n'est pas notre élément. Nous étions à la merci de tout. Comme un animal qui sort de son environnement naturel à qui il faut tout réapprendre.

Vous avez pu quand même écrire à bord ?

Sur le cargo j'écrivais la deuxième partie d'un autre texte Les chemins contraires (Cheyne, 2016). Il n'y avait pas de commande particulière ni d'obligation d'écriture. Nous tenions simplement un journal de bord. L'idée du voyage était de faire cette expérience pour nourrir des écritures. Ultramarins est sorti 9 ans après ce voyage. J'y ai pris des notes de mes impressions, de scènes. L'écriture de ce texte presque intime s'est faite dans les années qui ont suivi. Quand j'avais du temps pour moi et que je ne travaillais pas sur des commandes de pièces de théâtre. Je l'ai écrit dans des moments de liberté.

Pourquoi avoir choisi cette fois-ci le roman ?

J'avais envie d'être dans la fiction. Je crois à la fiction. Je crois aussi que c'est intéressant de proposer des fictions qui nous ouvrent d'autres fenêtres sur le monde et nous procurent d'autres sensations. La fiction complète le réel. Ce qui me frappe avec la fiction c'est qu'elle peut documenter une humanité, une époque. J'en apprends plus sur une époque passée en lisant des romans qu'en me procurant des documents ou des chiffres. Certains romans du XIXe siècle par exemple m'apprennent comment les gens vivaient et pensaient. Comment la société était constituée. La fiction amène une sensibilité sur le fonctionnement de l'humanité à un moment donné et sur la nature de l'imaginaire collectif.

Votre livre interroge d'ailleurs parfois le sens de ces continuels allers-retours de cargos de conteneurs...

Ce n'est pas le cœur du livre mais effectivement je souligne ce paradoxe entre l'imaginaire du voyage en mer, de la liberté, de la puissance et de la beauté de la nature. Concomitamment à ces cargos qui sillonnent le monde pour poursuivre les échanges de nos biens de consommation. Il y un écart entre une vision romantique que nous avons du voyage en mer et un cargo de conteneurs prosaïque. Ce paradoxe est intéressant.

Quels thèmes aviez-vous en tête lors de l'écriture de ce roman ?

J'avais surtout envie de parler de la perte de repères. Comment dans nos vies très millimétrées, lors du trajet banal d'un cargo, il suffit parfois d'une impression, d'une sensation pour que tout bascule.

Il y a un passage dans votre livre où les marins racontent des légendes et des histoires de vaisseaux fantômes... À quoi ça sert de se faire peur ?

C'est une façon d'être ensemble. C'est le pouvoir de la fiction qui est capable de faire vivre collectivement un moment intense. Ça sert à se rassurer, à se rappeler que le réel est là. C'est aussi un moyen de partager des expériences. Et puis, dans le monde de la mer il y a des peurs, des disparitions, des superstitions. C'est un univers imprévisible. Malgré l'aspect bien rodé des trajectoires, nous ne sommes jamais à l'abri que quelque chose nous arrive.

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