Une femme en imper est dans la cage d’escalier d’un immeuble, à l’endroit des boîtes aux lettres. Blonde, cheveux mi-longs, elle a une certaine allure, elle tient un cartable-serviette en cuir, de ceux qu’ont dans notre souvenir ou notre imaginaire les profs, normal, c’est la « professeure de français » comme l’indique le sous-titre de la nouvelle pièce de Marie NDiaye, Royan. « Oui je sais que vous êtes là avant même de distinguer vos deux silhouettes ramassées dans la pénombre/que vous êtes là à m’attendre certains que je rentrerai et ne pourrai cette fois vous échapper […] », la femme interprétée par Nicole Garcia se tourne vers ce puit d’ombre, vers les étages – le seuil de son appartement là-haut, où attendent des parents d’élève. Elle ne souhaite pas croiser ce couple de géniteurs harceleurs du corps enseignant. Comme on la comprend. Mais plus elle parle et plus on comprend aussi que l’adresse aux parents, est en fait une adresse à elle-même.
La protagoniste est seule et, hormis la furtive apparition d’un homme en quasi-ombre chinoise tel un spectre du passé – elle demeurera irrémissiblement seule. La nervosité de la professeure s’accroît. Nicole Garcia, tout en élégance et en trouble, nous happe par son jeu d’une grande justesse. C’est-à-dire : comme mesurant ses pas, épousant parfaitement la personnalité d’une femme borderline mais dans le contrôle, tenant la bride à la raison qui pourrait se dérober à elle. Dans une voix à la fois grave et voilée d’angoisse, au bord de l’aphonie, elle lâche les mots « peur », « douleur », « désolation ». elle évoque la fuite, elle veut échapper au deuil des parents, aux « effluves âcres de [leur] malheur ».
D'Oran à Royan
On comprend encore que les parents sont ceux d’une élève qui s’est suicidée. C’est la culpabilité de la professeure qui soliloque à travers elle. La professeure à qui Daniella avait demandé de l’aide et qui ne l’a pas aidée. Daniella pas belle, « hirsute et large », mal fagotée, qui ne faisait rien pour s’arranger, se conformer, le souffre-douleur de la classe, était de son vivant un reproche à la professeure qui, au contraire, faisait tout pour cacher ce qu’elle était. Qui elle était : Gabrielle, née à Oran, venue jeune fille à Marseille. Elle y vivait avec sa mère qui avait tout perdu en arrivant en France, une mère avec laquelle les rapports n’étaient pas bons. Le suicide de Daniella devient alors le fil d’Ariane qui nous conduit à rebours dans le labyrinthe de l’âme opaque de la professeure.
Et Gabrielle de dévider l’écheveau de sa propre histoire : un garçon de bonne famille épousé à Marseille, et dont elle a eu une fille, puis l’abandon du modèle de félicité conjugale et familiale, la fuite à Royan, une vie neuve et solitaire… tout allait pour le mieux jusqu’à ce que cette élève aux cheveux comme des serpents, au regard tel celui de Méduse lui rappelant son imposture, sa duplicité, ce jeu de rôle social, vienne la déstabiliser : « […] et détourne de ma personne ton regard clair et dur qui veille sur moi sans doute mais qui aussi arrête mon pas à l’instant où il me faut d’une grande enjambée franchir le péril […] Oh détourne ton regard Daniella car ton œil est trop clair trop dur et qu’il me faut de temps en temps oublier que tu n’es plus – ton chair ton sang ton crâne fracassé sur le ciment de la cour ».
À travers ce monologue vertigineusement poétique, Marie NDiaye a forgé une figure de femme mythique : Antigone assumant sa liberté jusqu’à la folie, femme forte et sur la crête, et ici sublimement incarnée par Nicole Garcia (un rôle créé sur mesure) dans une mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia, fils de l’actrice, et vieux complice au théâtre de la lauréate du Goncourt 2009. Royan qui devait être donné au cloître des Célestins au Festival d’Avignon 2020, annulé pour cause de pandémie, est à l’affiche du Théâtre de la Ville, jusqu’au 3 février, à l’Espace-Cardin, à Paris.
https://www.theatredelaville-paris.com/fr/lieux/espace-cardin
Marie NDiaye, Royan, Gallimard, 72 p., 9,50 €