Marie-Hélène Lafon « Je ne pose pas d'emblée un regard sociologique sur mon parcours »

Marie-Hélène Lafon a reçu le prix Renaudot en 2020 pour Histoire du fils.. - Photo Olivier Dion

Marie-Hélène Lafon « Je ne pose pas d'emblée un regard sociologique sur mon parcours »

« Les Sources » Buchet-Chastel, à paraître le 5 janvier 2023

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Par Sophie Hazard
Créé le 06.12.2022 à 10h42

« J'ai lu Annie Ernaux tard. La place a paru en 1983 et mon édition de poche date de 2004. J'avais alors toutes sortes de mauvaises raisons de ne pas la lire et dans mon panthéon littéraire, de manière très archaïque, il y avait surtout des hommes. Cette lecture me conduit à affronter des questions que je traîne mais que je ne traite pas. Je sais que ma trajectoire de vie a affaire avec ça, mais j'ai moins de clairvoyance conceptuelle qu'Annie Ernaux et je ne pose pas d'emblée un regard sociologique sur mon parcours.

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Marie-Hélène Lafon.- Photo BRIGITTE BEAUDESSON/FLAMMARION

Ainsi, au jeu de l'oie de l'invention de soi, contrairement à elle, je ne suis pas passée par la case honte. Cela m'a été épargné, et je sens à quel point c'est douloureux. Mes camarades d'études à l'université n'avaient pas à donner les mêmes gages que moi. Cependant, l'inadéquation que je sentais dans mon corps et dans mes manières ne provoquait pas chez moi de honte mais parfois des bouffées d'orgueil compensatoires. Je vois un élément d'explication dans le lien que j'entretiens avec ma région et son paysage. Très tôt, j'ai eu un rapport empathique et émerveillé au paysage dans lequel j'ai grandi. On ne sent ça à aucun moment chez Ernaux. Les faubourgs d'Yvetot ne sont peut-être pas aussi enthousiasmants que les montagnes du Cantal.

Mon travail d'écriture me semble beaucoup moins frontal que celui d'Annie Ernaux, mais il est tout aussi violemment autobiographique. Ce qui va me donner les moyens de dire le changement de classe à ma façon, dans un livre comme Les pays, c'est l'écriture elle-même. Si Ernaux refuse tout lyrisme, nous partageons une certaine économie de moyens qui a à voir avec l'usage du langage dans les familles qui sont les nôtres. Il y a un dégoût instinctif du trop-plein, de ce qui déborde, de ce qui s'étale. Comme elle, j'écris des livres courts, je serre. Je suis bien placée pour savoir que ce qu'on pourrait qualifier d'art poétique ne procède pas seulement d'un choix, mais aussi d'une détermination.

Annie Ernaux se défend de l'émotion. La place, le livre sur le père, appuie pourtant chez moi à un endroit délicat, pas douloureux, mais vertigineux. Je pense avoir refoulé une évidence à la première lecture : ce père aime sa fille. C'est bouleversant, et La place serait aussi un chant d'amour au père. On n'a pas besoin d'être lyrique ni d'écrire dans la langue de l'ennemi pour susciter l'émotion. Je ne peux pas lire une phrase comme : "Pour manger, il ne se servait que de son opinel" sans ressentir une immense émotion. Ce qui la provoque est ce qui est écrit du corps, des gestes, des objets, de la maison. Il n'y a pas de commentaire, aucun effet de manche. Il ne m'importe pas de savoir si c'est une stratégie d'écriture chez Annie Ernaux. Je reste très premier degré. Je vois ce que cette écriture-là me fait, avec le sentiment d'être sur un terrain infiniment partagé. Annie Ernaux touche aux sources intimes de l'émotion quand elle écrit cette histoire-là avec ces mots-là. Elle ne peut pas ne pas le savoir. »

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