Au commencement était le chaos, le tohu-bohu, l’anarchique désordre du monde d’avant le monde. Et puis il y aurait eu Dieu, la Raison, le logos, appelons-le comme on voudra, ce sens qui donne forme au néant, une direction vers laquelle pointerait la flèche du temps - le progrès. L’histoire de l’humanité a de quoi nous prouver le contraire. Et si le chaos c’était maintenant? De Tango de Satan (Gallimard, 2000) - son premier roman, adapté par lui pour Béla Tarr, qui lui vaut le Man Booker Prize en 2015 -, à Guerre & guerre (Cambourakis, 2013) en passant par La mélancolie de la résistance (Gallimard, 2006), Sous le coup de la grâce (Vagabonde, 2015) ou Au nord par une montagne… (Cambourakis, 2010, repris en "Babel" en 2017), László Krasznahorkai ne cesse d’arpenter les champs de ruines de notre humanité en déshérence. L’homme sans héritier, mais qu’est-ce que l’homme pourrait-il bien léguer? L’auteur né en 1954 Gyula, au sud-est de la Hongrie, avoue une "répulsion face à la nature humaine" mais qu’il "ne doi[t] qu’à [soi]-même" tout en la déclarant "irréversible".
Dans son nouveau livre, Seiobo est descendue sur terre, Krasznahorkai interroge en 17 chapitres reliés par le fil ténu de la quête de la beauté le sens même de la création. Dans "En haut de l’acropole", un homme, "qui en avait assez du monde, ou de lui-même, ou des deux, et […] avait décidé de venir à Athènes où il n’était jamais allé", ne trouve pas ses amis grecs à l’heure du rendez-vous . Il décide de se rendre tout seul à l’Acropole après une altercation avec un chauffeur de taxi qui l’a escroqué et y rencontre de jeunes Athéniens dont l’existence consiste à refaire le monde au café. Mais le Beau antique semble lui avoir posé un lapin. Sans lunettes de soleil, le visiteur est aveuglé par la lumière trop forte, et également étourdi par la horde de touristes. Il ne voit rien. Sera-ce cela son moment de vérité? Un amateur d’art a une révélation devant une œuvre méconnue à la Scuola Grande di San Rocco de Venise - une épiphanie: le Christ du tableau ouvre ses yeux, un gardien du musée du Louvre veille amoureusement sur la Vénus de Milo, un acteur nô interprète la déesse Seiobo… Le contexte de ces récits est constitué de lieux de culture comme autant de sanctuaires où l’art nous sauve (peut-être) du néant. Et l’on comprend là toute la fascination de l’écrivain hongrois pour le Japon, pas le Japon high-tech robotisé, mais celui de Tristesse et beauté de Kawabata. L’esthétique en dépit du vertige de l’entropie urbaine devient alors distance par rapport au monde qui n’est qu’écume. Mono no aware, le sentiment des choses, le sentiment qu’elles passent. Comme cette grue blanche dans la rivière ("Le chasseur de la Kamo"), la beauté est indifférente. Sean J. Rose