Quoique né à Paris, en 1979, Maël Renouard est breton. Ce qui explique sans doute, dans son livre, la forte présence de librairies bretonnes : celles de Rennes (où il a fait son hypokhâgne en 1996), Nantes ou Saint-Brieuc, où vit son grand-père. Mais, comme on sait, la Bretagne est une région de gros lecteurs.
Maël Renouard est un brillant sujet, normalien, agrégé de philosophie, discipline qu'il a enseignée à l'université Paris I-Panthéon Sorbonne (2002-2006), puis à l'École normale supérieure (2006-2009). Il aurait pu suivre une trajectoire bien linéaire mais, comme un certain nombre d'intellectuels, il a cédé à la tentation d'approcher le pouvoir, quitte à s'y brûler les ailes : il a d'abord été l'une des « plumes » de François Fillon à Matignon, de 2009 à 2012. Puis son assistant parlementaire, de 2013 à 2015. Un emploi sur la réalité duquel la justice a lancé une procédure, toujours en cours.
Germaniste, Maël Renouard a commencé sa carrière littéraire par des traductions (de Nietzsche, en particulier) et un essai sur Julien Gracq, L'œil et l'attente, publié en 2022 chez un petit éditeur... savoyard, Comp'Act. Cet éclectique a vite été distingué par les jurys : sa nouvelle La réforme de l'Opéra de Pékin, parue dans un recueil collectif chez Payot & Rivages, a reçu le prix Décembre en 2013. Son roman L'historiographe du Royaume (Grasset, 2020), a obtenu le Grand prix du roman de l'Académie française. C'était une histoire centrée sur les livres, à travers le singulier destin d'un homme simple, ami d'enfance du roi Hassan II, choisi par lui, en raison de sa loyauté, pour écrire le récit de son règne - en principe. Son rôle, qu'il raconte lui-même, sera en fait plus complexe que cela. La reconstitution du Maroc des années Hassan II était saisissante de vérité, d'autant que Maël Renouard ne connaissait pas le pays !
Le petit livre qu'il publie aujourd'hui, Éloge des librairies (Petite Bibliothèque Rivages, 16 mars), fruit du confinement, participe de l'amour des Français pour le livre et ses serviteurs. C'est un ouvrage de bibliomane, d'acheteur compulsif de volumes, neufs ou anciens, en français ou en langues étrangères dont, une fois rangés dans sa bibliothèque, il se rappelle parfaitement le lieu, les circonstances, la librairie où il les a acquis. Dommage que notre époque ne soit plus aux ex-libris. Maël Renouard s'en serait fait faire un, figurant un navire (Bretagne oblige) qui fluctuat nec mergitur, même dans la tempête. Peut-être y a-t-il pensé. Les livres, c'est tout son univers. Il nous invite à le découvrir.
EXTRAITS
Les tours de librairies
« Pour moi, dans les marges de mon expérience de la lecture, je ne peux omettre l'acquisition du livre dans un lieu singulier, dont je me ressouviens - non pas toujours, mais souvent, et quelquefois avec une singulière intensité - en le tenant dans mes mains et en faisant défiler ses pages. Mes "journées de lecture" ont souvent été des fins d'après-midi et des soirées concluant des "tours de librairies" dans la ville où je me trouvais. Que je me sois procuré Les vestiges du jour de Kazuo Ishiguro dans une librairie de Chartres, L'inconnu de la Poste de Florence Aubenas dans une librairie de Châteaudun, Les événements de Jean Rolin chez Colette Kerber, rue Rambuteau (à quelques pas du boulevard de Sébastopol dont ce livre fait un saisissant décor de guerre civile), c'est évidemment un fait anecdotique, qui n'a pas d'incidence sur mon jugement, mais qui est présent, imperceptiblement, de manière latente, à l'arrière-plan de ma lecture, à l'état latent, et quelquefois remonte en entourant le texte d'un halo de souvenirs personnels et de sensations géographiques. »
« Marin-pêcheur de livres »
« Le désordre y était grand ; et il faisait froid en hiver. Corre était presque toujours vêtu d'un manteau, d'un bonnet et d'une écharpe à l'intérieur même de sa boutique - comme un marin-pêcheur breton dont les filets auraient rapporté des livres plutôt que des poissons. Il avait quelque chose d'un Jean-Paul Sartre mêlé à un korrigan, quand il commentait mes choix par des "oh oh, hé hé" qui semblaient manifester tantôt l'approbation, tantôt une surprise amusée. Plus tard, en voyant des photographies de Clément Rosset, j'ai été frappé d'une certaine ressemblance. Il n'ignorait rien de ce que pouvaient receler ses empilements de livres, en apparence anarchiques; j'avais fini par le savoir presque aussi bien que lui, je crois, au bout de quelques mois. Comme je lui rendais visite au moins une fois par semaine, et que je repartais presque toujours avec plus d'un livre, il m'accordait d'assez généreuses remises. Sa générosité, cependant, ne se limitait pas à mon cas ; je l'ai souvent entendu réduire à haute voix le prix inscrit au crayon sur le coin supérieur droit de la page de garde, pour d'autres clients qui n'avaient pas particulièrement l'air d'être des habitués. J'ai gardé, plus d'une fois, ce prix noté de sa main, qui me permet, si j'ai un doute, de vérifier qu'un livre provient en effet de chez lui - c'étaient les dernières années du franc, précision que j'apporte pour que l'on ne croie pas, en tombant un jour sur ces ouvrages, que j'aie pu débourser quinze ou vingt euros pour de vieux livres de poche dont les pages jaunies menaçaient de se décoller. »
« À nous deux, Gibert! »
« Nous allâmes, bien sûr, chez Gibert Joseph, boulevard Saint-Michel, dont je connaissais l'existence par les étiquettes collées à l'intérieur de la couverture dans de vieux livres de mes parents - en particulier dans un Lagarde et Michard "XIXe siècle" qui me servit beaucoup au lycée, notre professeure de français en première estimant que l'on n'avait pas fait mieux depuis. Je n'avais jamais vu une librairie si grande. La tâche à accomplir, le défi à relever - lire le plus grand nombre possible de livres - changeait soudain d'échelle. Mon "À nous deux, Paris" serait d'abord un "À nous deux, Gibert !" Il me fut difficile de m'arracher à cet étourdissement ; j'ignorais qu'un an plus tard, j'habiterais à cent mètres et aurais tout le temps d'en explorer les cinq niveaux. Plus tard encore, beaucoup plus tard, quand je me suis rendu chez Foyles, à Londres, sur Charing Cross Road (et chez Waterstones qui lui faisait face dans les années 2000), puis chez Strand, à New York, je n'ai pas eu le sentiment que ce vaisseau amiral des librairies du Quartier latin avait à souffrir de la comparaison. - Curieusement, je ne me souviens pas des livres que j'avais rapportés de cette exploration inaugurale de Gibert en compagnie de mon père, sauf d'un volume d'essais critiques de Michel Butor, Répertoire I. »
La passion des piles
« Malgré la disparition attristante de plusieurs librairies, centrales ou de quartier, il en reste à Paris un nombre assez grand pour que nous soit encore donné le plaisir d'en découvrir au détour de promenades dans des secteurs où l'on a peu l'habitude de se rendre, comme celui de franchir pour la première fois le seuil d'enseignes plus d'une fois aperçues mais jamais visitées. Il y a, au bord du tronçon qui relie Port-Royal à la place Denfert-Rochereau, entre l'Observatoire et l'ancien hôpital Saint-Vincent de Paul, et qui conserve au cœur de Paris le charme d'une ville de campagne, une petite librairie à la devanture hors d'âge, indiquant seulement "livres anciens et modernes", que j'ai souvent vue, en voiture, au moment de partir en vacances ou d'en revenir - c'est le chemin de la porte d'Orléans - et que je me suis promis d'aller voir de plus près pendant des années, ce que je n'ai fait que très récemment : j'ai retrouvé les amoncellements acrobatiques de livres que j'affectionne, bien qu'ils rendent difficile la consultation de ceux qui sont tout en bas des piles. J'en suis reparti avec trois ouvrages portant les marques du temps, chacun à leur façon : un volume du manuel d'histoire de Malet et Isaac, les entretiens de Christine Ockrent et d'Alexandre de Marenches (Dans le secret des princes, 1986), un "Que sais-je ?" sur Internet datant de 1995, l'époque où l'on commençait à en parler en France. Il me sembla que les deux derniers, plutôt que des livres d'occasion, étaient de vieux livres neufs qui n'avaient jamais trouvé preneur. »
Grec ancien et vieil hellène
« Il y avait dans l'île grecque d'Hydra, à gauche du village en amphithéâtre quand on regarde la mer, une librairie à laquelle on accédait en remontant quelques escaliers derrière l'un des plus célèbres bars du port, Le Pirate ; j'en avais rapporté en l'an 2000, lors de mon premier voyage, des volumes de Cavafy, Séféris, Elytis, que je ne savais déchiffrer que très partiellement en recourant à mes notions de grec ancien, mais peu m'importait, c'était comme matière à souvenirs que m'intéressaient ces beaux livres au papier épais, aux pages non coupées. J'entends encore la voix du libraire, un homme de haute taille, élégamment vêtu, aux cheveux blancs ondulés, me disant, avec un fort accent grec et une lenteur légèrement théâtrale, tandis qu'il passait en revue mes achats avant de m'en annoncer le prix : "Cavafis... Seferrris... Elytis... You rrread only the best wrrriters !" Si j'avais eu le moindre sens de la repartie, j'aurais pu lui dire à mon tour : "I read only writers with names ending in -is ! " (Même si je persiste à écrire "Cavafy", à l'ancienne manière.) Je me souviens que je me sentis presque plus confus que flatté. J'avais l'impression de ne pas être très original : après tout, c'étaient des auteurs que l'on trouvait recommandés par le Guide du routard, où je suis à peu près sûr d'avoir appris l'existence de Georges Séféris, tandis que je préparais mon voyage. »