avant-portrait > Dimitri Bortnikov

Le russe, c’est la langue de la matière, le français, c’est la langue de l’esprit. Je suis un ours éclairé par une bougie !" Autrement dit, un Russe qui a adopté l’esprit des Lumières. Il parle comme ça, Dimitri Svetoslavovitch Bortnikov, par métaphores, et dans un français parfait, avec à peine une pointe d’accent, quelques r roulés, palatalisés. "D’ailleurs, poursuit-il, je ne lis plus le russe, je ne parle plus russe, sauf un peu avec mon fils Igor, 14 ans", lequel apprend la langue de ses ancêtres. "Il faut désapprendre pour apprendre", affirme l’écrivain, fils d’un père de petite noblesse, barine professeur d’histoire et pêcheur d’esturgeons dans la Volga, et d’une mère issue d’une famille très pauvre, "quasiment des serfs". Elle est devenue gynécologue. D’où le fait qu’à 14 ans, passionné de médecine, à quoi il se destinait, il ait commencé à travailler avec elle. "Je ne voulais pas du tout être écrivain, assure-t-il. Mais maintenant, c’est trop tard, je ne changerai plus."

C’est en 1986-1987, lors de son service militaire en Sibérie, deux ans au cercle polaire au moment de la perestroïka qui, dit-il, "a foutu le bordel", que tout a basculé. Adieu la médecine : "J’étais déboussolé." Sa vie devient un vrai roman (russe), qu’il n’a cessé de raconter à sa façon, laquelle n’appartient qu’à lui, et en français depuis Furioso, paru en 2008 chez Musica Falsa, petit éditeur manceau, jusqu’à ce Face au Styx, qui paraît en janvier. Une espèce d’odyssée autobiographique, picaresque et tumultueuse : "Et puis faut s’intégrer, Dimitrius ! fromage et Marseillaise trois fois par jour ! faut raser ta barbe à la Tolstoï ! […] surtout range bien ton âme à la con ! bien trop slave !" Pas sûr qu’il y soit parvenu.

Cuisinier particulier

Né en 1968 à Kouïbychev, dans ce qui était encore l’URSS, "un pays de Cocagne où tout était gratuit", non loin du Kazakhstan, ville qui redeviendra Samara et qui est aujourd’hui "le dernier rempart léniniste de Russie", Bortnikov a exercé des petits boulots très divers (professeur de danse, cuisinier sur un bateau, imitateur à la radio…), avant de commencer à écrire. Des nouvelles, dont deux paraissent dans l’édition russe de Playboy, "parmi les femmes à poil", à la grande honte de sa mère qui achète tous les exemplaires qu’elle trouve. Puis des articles pour l’université en ligne du milliardaire George Soros, qui l’envoie étudier soit en France, soit aux Etats-Unis. Comme il a "la trouille de l’avion qui survole l’océan", il choisit Paris, où il fait sa vie. Une vieille comtesse russe, chez qui il est cuisinier particulier, lui enseigne le français. Il rencontre sa femme, universitaire, fonde une famille, un peu nomade, finit par obtenir sa naturalisation. Et vit de sa plume.

Son plus grand titre de fierté : avoir traduit chez Allia Je suis la paix en guerre, un choix de lettres du tsar Ivan le Terrible. "C’est un grand écrivain, mystique, fou, visionnaire"… Autoportrait ? "Je me retrouve dans la sauvagerie du slavon." On peut changer sa langue, pas son âme, surtout russe.
Jean-Claude Perrier

Dimitri Bortnikov, Face au Styx, Rivages, prix : 21 euros, 749 p., sortie le 4 janvier. ISBN : 978-2-743-63856-6

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