Fatale femme. Fatalité faite femme. Oui, sans doute, mais l'affaire est un peu plus complexe. Lou Andreas-Salomé (1861-1937) fut cela, mais bien d'autres choses encore. A commencer par être un écrivain. C'est la démarche d'Isabelle Mons. Dans cette biographie fouillée, elle a voulu mettre en exergue l'oeuvre méconnue de cette intellectuelle qui séduisit tant de beaux esprits à l'époque où l'Europe entrait dans la modernité avant de basculer dans le chaos.
Trois d'entre eux - les "diamants de sa couronne" - ont marqué sa vie : Nietzsche, Rilke et Freud. Cela, nous le savions un peu. Du premier, elle apprit que la raison n'était jamais très loin de la déraison. Du deuxième, que l'amour intense peut se transformer en une amitié tout aussi profonde. Du dernier, enfin, qu'un maître a aussi besoin de ses élèves, surtout celle qu'il qualifiait de "compreneuse par excellence".
Ce qui affleure dans ce livre qui recherche la dimension anthropologique de l'oeuvre de Lou Adreas-Salomé, c'est l'importance décisive de Hendrik Gillot. Ce pasteur marié et père de famille tombe follement amoureux de la jeune Liolia à qui il donne la confirmation. Que se passa-t-il entre eux ? Un amour fort, platonique. En tout cas, c'est lui qui la nomma Lou, une sorte de nouveau baptême. Et Lou croira que l'amour ne pouvait être que spirituel avant de rencontrer Rilke. Elle épousa Friedrich Carl Andreas sans jamais le toucher. Il écrira beaucoup d'articles - il était spécialiste de langues orientales -, et elle aura beaucoup d'amants.
Cette biographie nous montre aussi l'époque. Celle de l'affaire Dreyfus en France ou de Guillaume II en Allemagne. Car cette femme qui naît à Saint-Pétersbourg navigue entre trois cultures, trois langues, le russe, l'allemand et le français. Elle s'intéresse aux penseurs et aux scientifiques, elle préfère le génie à l'intelligence. Elle aime les hommes pour ce qu'ils sont et apprécie les femmes pour ce qu'elles devraient être.
Pour elle, le féminin ne s'envisage que dans l'absolu. En cela, elle n'est pas féministe, elle est féminine. Jusque dans son écriture, dans sa beauté, dans ses passions pour les hommes, à la recherche de l'harmonie des sens et des savoirs. Une vingtaine de romans, des essais, des centaines d'articles. Lou est partout dans cette Europe convulsive qui découvre la sexualité : chez Rodin, chez Tolstoï, chez Simmel, chez Ibsen.
La curiosité est réciproque. Alors qu'elle s'est absentée quelques jours de Vienne, Freud lui adresse ce petit mot : "Vous m'avez manqué hier soir à la séance [...]. J'ai pris la mauvaise habitude de toujours adresser ma conférence à une certaine personne de mon cercle d'auditeurs et ne cessais, hier, de fixer comme fasciné la place vide que l'on vous avait réservée." Derrière le mythe, Isabelle Mons débusque l'oeuvre qui se construit au contact des grands créateurs, de la psychanalyse et des idées chez cette intellectuelle qui veut exister sans cesser d'être ce qu'elle est. Elle nous raconte l'histoire d'une femme libre, très nietzschéenne en somme, qui devient ce qu'elle est.