Pour peindre le portrait de ses célébrités, le grand Franz Aspergus utilise pas moins de vingt et un noirs. "Des lumineux, des ternes, des froids, des chauds, des timides, des brutaux." Pour fabriquer ces 21 nuances de noir, il lui faut un broyeur. En l’espèce, un petit rat qui lui malaxe toutes sortes de pierres, cendres, encre de pieuvre et on en passe. L’assistant est si pauvre qu’il dort dans l’atelier. Une nuit, il entend Aspergus rouspéter. Ras le bol de ces bobines de célébrités qui font sa réputation ! Il aimerait à nouveau peindre comme un enfant, pas comme cette "camelote destinée à plaire aux riches".
L’assistant au noir a soudain une idée : comme Aspergus est gaucher, pourquoi ne peindrait-il pas de la main droite ? Une idée lumineuse qui rallume le feu sacré de l’artiste. La toile peinte ainsi est certes bizarre, affreuse même selon le goût de notre petite main, mais joyeuse et enfantine. Surtout, elle redonne le goût de peindre au grand homme. Illico, en gage de récompense, l’assistant est promu Conseiller spécial. Hélas, après quelques semaines, Aspergus peint aussi bien de la main droite que de la gauche. Notre petit rat lui soufflera à l’oreille des techniques de plus en plus iconoclastes, peindre avec un balai, les yeux fermés. Et, de fil en aiguille, Aspergus inventera rien de moins que l’Art moderne.
On raffole de cette histoire drôle et tendre qui égratigne au passage la mythologie de l’inspiration artistique. L’illustration est fabuleuse, signée Pierre Vaquez, "graveur en taille-douce, dite manière noire", excusez du peu ! On se rince l’œil, s’étonnant de trouver dans le noir une telle lumière, un tel velouté. Fabienne Jacob