Changer le monde par la raison. Le sous-titre est éloquent. Il renvoie au XVIIIe siècle et il correspond bien au tempérament de Zeev Sternhell, un historien lucide qui n’a pas la langue dans sa poche. Sa réputation est internationale, son indépendance aussi. Dans ces entretiens accordés à Nicolas Weill, ce grand professeur né en 1935 se livre sans fard, tel un homme ivre d’histoire qui a le souci de mieux faire comprendre le chemin sinueux des idées, des plus éclairantes aux plus nauséabondes.
Pour cela, il revient sur son itinéraire personnel et intellectuel. Son enfance en Pologne, près de la frontière ukrainienne, Cracovie, la montée du nazisme, l’invasion allemande, l’exil en France à Avignon, l’apprentissage du français, le lycée, le départ pour Israël au moment du baccalauréat, l’engagement dans l’armée, la participation à la guerre des Six-Jours puis l’investissement au sein de la gauche israélienne.
"Un juif qui n’est pas religieux et ne vit pas en Israël, qui ignore l’hébreu et lit en français ou en anglais les écrivains israéliens contemporains, Amos Oz et A. B. Yehoshua, David Grossman ou Yehoshua Kenaz et plusieurs autres auteurs plus jeunes et aussi excellents, que peut bien signifier pour lui "être juif" en dehors du folklore ?"
Pas de doute, Sternhell est un récalcitrant et il aime cela. Des fanatiques n’ont pas aimé ses positions sur les colonies, le sionisme qu’il défend ou les antisionistes qui pensent que les juifs ont une existence collective possible en dehors d’Israël et dont il se méfie. Ils ont posé une bombe chez lui. Il s’en est sorti par miracle, avec la ferme intention de continuer à dire ce qu’il pense. "On ne me fera pas taire." Il y a du courage et de l’obstination chez l’auteur des Anti-Lumières (Folio histoire, 2010).
Vivre la guerre comme historien lorsqu’il était militaire - faire l’histoire et non pas de l’histoire - lui a appris à relativiser les points de vue. Il cite volontiers Nietzsche, qui déconseillait d’incliner la tête devant la puissance de l’histoire car cela contraint ensuite de la plier devant toute espèce de gouvernement, d’opinion ou de pouvoir financier.
Cette insoumission s’exprime bien dans la partie où Nicolas Weill l’interroge sur ses rapports avec les historiens français, ceux qui régnaient alors à Sciences po dans les années 1980 et qui refusaient les conclusions de son travail réuni par la suite dans les trois volumes de La France entre nationalisme et fascisme (Fayard, 2000). Pour ce spécialiste de Barrès, la France n’avait pas échappé au fascisme, notamment avec des personnalités comme le colonel de La Rocque.
Aujourd’hui, Sternhell redoute l’irrationnel et le rejet des Lumières qui se manifestent dans les néoconservatismes et les communautarismes. Pour lui, la pensée anti-Lumières et la pensée antirévolutionnaire participent de la même démarche. "Finalement, les principes démocratiques restent très vulnérables, et la tentation de les mettre à bas est encore intacte." Donc, pas d’histoire sans vigilance. Laurent Lemire