Le livre audio numérique peut-il se faire une place en librairie ? En France, 13 % de la population a écouté au moins un livre audio, physique ou numérique, en 2023, selon la 13e édition du Baromètre SOFIA/SNE/SGDL sur les usages des livres imprimés, numériques et audio. « La croissance du livre audio a ralenti depuis le boom de la période Covid, mais le marché devient tout de même plus significatif », retrace Cécile Palusinski, présidente de l'association Plume de Paon, qui œuvre à la promotion du livre audio depuis 2009. Plus significatif, sans exploser pour autant. Et avec un retard certain par rapport à l'Allemagne, la Scandinavie, ou la Grande-Bretagne.
Trop tôt ou trop tard ?
« Depuis qu'on s'est lancés en 2019, le marché du livre audio est censé exploser. Or il ne représente que 2 à 3 % du marché de l'édition en France, contre 8 à 10 % en Allemagne », souligne Fabrice Fontaine, cofondateur de Lislemoi, un éditeur qui a inventé un marque-page avec QR code permettant l'achat de livre audio numérique. Mais ce dispositif, déployé en dépôt-vente depuis avril 2023 dans cinq enseignes d'Eure-et-Loir, n'a pas rencontré le succès escompté. « On arrive peut-être trop tôt ou trop tard. Ce que nous rapportent les libraires, c'est qu'ils vendent trop peu de livres audio pour que ce soit intéressant pour eux de gérer ça », indique l'entrepreneur, qui reste ouvert à l'idée de développer sa technologie avec d'autres acteurs.
Lislemoi n'est pas le seul à vouloir faire de la librairie un acteur clé de ce marché. Fin 2023, Staytuned, une entreprise spécialisée dans la diffusion de contenus audio, a créé la plateforme Prose. Celle-ci propose des livres audio numériques sous forme d'achat à l'acte ou d'abonnement mensuel (à 9,99 euros), en plaçant la librairie indépendante au cœur de l'offre.
« Un livre sur deux est vendu en librairie en France : les libraires ont des arguments à faire valoir face à Amazon, y compris sur le livre audio », plaide Charles-André Touré, cofondateur de Staytuned. Un pari audacieux à l'heure où les plateformes des Gafam et des grandes enseignes culturelles sont déjà très installées sur le marché français du livre audio numérique, également investi depuis octobre 2024 par Spotify. Les abonnés du service premium de la plateforme suédoise ont désormais accès, sans supplément, à douze heures d'écoute de livres audio par mois.
Démarrage décevant
Du côté des abonnements, plébiscités par 68 % des auditeurs de livres audio, le crédit-temps semble en effet se généraliser chez les géants du secteur. Un modèle que Prose n'applique pas pour le moment. Sur la plateforme française, l'utilisateur peut choisir une librairie favorite parmi les 200 partenaires puis, à chacun de ses achats, entre 10 % et 15 % du montant est reversé à son commerce de référence. Staytuned a par ailleurs développé une dizaine de plateformes audio en marque blanche pour les librairies Mollat, La Procure, Ombres blanches, Eyrolles, ou encore Smith&Son. Depuis son lancement l'année dernière, « quelques milliers d'abonnements » ont été souscrits. Pour accroître ce chiffre, l'entreprise mise notamment sur une présence physique en magasin en fournissant aux librairies des présentoirs de cartes-cadeaux.
« Le grand challenge est de promouvoir ce produit qui reste très secondaire par rapport au livre papier et de faire de la place, par exemple pour ces présentoirs, au détriment d'autres choses qu'on vend quelquefois mieux », observe Thomas Jobbé-Duval, de La Procure. En octobre 2024, l'enseigne comptabilisait un peu moins de 200 abonnements. « C'est en deçà de ce qu'on pouvait espérer au début », consent le directeur général, toutefois déterminé à poursuivre la valorisation du format.
« Ce marché est très complexe à lancer, et ce n'est pas faute de le mettre en avant : 70 % de mes publications en coup de coeur sur les réseaux sociaux contiennent un extrait audio », commente pour sa part Julia Lagoardette, gérante de La Librairie Délicieuse, librairie-café à Villandraut (Gironde). Partenaire de Prose, cette passionnée de livre audio se heurte encore à un rejet quasi épidermique du médium, trop souvent « confondu avec le livre numérique ».
Pourtant, « il n'y a pas la problématique technique des formats qui peut exister sur le livre numérique. Il y a une facilité d'accès et d'écoute », souligne Thomas Jobbé-Duval. Côté tarifs, l'achat d'un livre audio numérique à l'unité équivaut à l'acquisition d'un grand format, tandis que l'achat d'un titre via l'abonnement revient au prix d'un poche.
Crédit-temps et boîte à histoires
Des arguments de poids, que les libraires n'ont pas toujours le temps de faire valoir. « C'est un vrai travail d'aller conquérir son public sur le livre audio, alors même que sa rentabilité n'est pas exceptionnelle pour le libraire », relève Robin Schulz, chargé de développement ePagine, la branche numérique de Tite Live. L'entreprise permet déjà à plus d'un millier de librairies la vente de livres audio, notamment via un système d'affiliation au portail ePagine, ou via les sites en propre créés pour le compte des librairies. « Le segment livre audio est en développement continu chez nous », indique Robin Schulz. En 2020, il représente 2,6 % du chiffre d'affaires numérique, 3 % en 2021, 4,5 % en 2022 et 6,5 % en 2023. « La tendance se poursuit sur 2024 », assure-t-il.
D'ailleurs, en 2025, ePagine lancera, elle aussi, une offre d'abonnement aux livres audio. « On aimerait proposer l'abonnement classique, et le crédit-temps », annonce Robin Schulz. « Le crédit-temps est très proche de ce que veut proposer le libraire puisqu'il y a le droit à l'erreur, il permet de papillonner entre les ouvrages, de vérifier que la voix du narrateur vous plaît. Mais dans les projections, ce n'est rentable pour le revendeur que lorsque l'utilisateur ne consomme pas l'entièreté de ce crédit », précise-t-il encore.
Pour tous les publics
Chez Staytuned, la nouveauté est une boîte à histoires spécialement conçue pour les seniors, les personnes isolées et celles en situation de handicap, en précommande sur Ulule depuis novembre 2024. « Pour cette cible-là, le support CD n'est plus envisageable car il est voué à disparaître, mais l'usage du smartphone n'est pas très adapté », explique Charles-André Touré.
Toutefois, le public âgé ou empêché n'est pas la seule cible du livre audio numérique. Les auditeurs ont en effet un profil plus jeune et masculin que celui des auditeurs de livres audio physiques et des lecteurs de livres imprimés. Autre cible... les libraires eux-mêmes, pour lesquels il peut constituer un outil de travail. « Cela m'aide à découvrir de nouvelles lectures : j'en écoute quand je vide des cartons, en voiture, avant d'aller au lit », raconte Julia Lagoardette. Reste à sensibiliser les libraires, peut-être dès leur formation. « À ce jour, nous n'intégrons que très peu le livre audio dans nos cursus, indique Lauriane Le Dûs, de L'École de la librairie. Nous envisageons de l'intégrer à compter de l'an prochain. »