On l'imaginait juchée sur des talons aiguilles : une imposante brune aux yeux de biche. C'est confortablement chaussée d'impeccables baskets blanches et parée d'un sobre tailleur bleu marine que l'éditrice Lise Boëll nous accueille, tout sourire, un après-midi de février, dans le hall d'Albin Michel.
Elle nous propose de sa voix rocailleuse de mener l'entretien dans une salle de réunion. Déception : nous rêvions de visiter son bureau, « sa grotte ». Elle hésite, minaude, mais finit par accéder à notre demande. « Je vous comprends, mon bureau nourrit tous les fantasmes ! »
Ces « fantasmes » du Tout-Paris la décrivent tantôt comme une charmeuse d'auteurs plutôt rangés du côté de la « réacosphère », pourfendeuse de la bien-pensance ; un dragon qui terrorise ses équipes en interne ; ou une éditrice marketeuse capable de démultiplier par dix mille les ventes de ses écrivains et d'attirer toutes les jalousies du milieu. Cette directrice éditoriale spécialisée en non-fiction cultive la discrétion (c'est la première fois qu'elle accepte une rencontre avec Livres Hebdo) tout en se taillant, au sein de la maison d'édition comme à l'extérieur, une réputation de killeuse. « C'est le Diable s'habille en Prada », souffle-t-on en interne. Son catalogue est éclectique, des sulfureux Éric Zemmour et Philippe de Villiers en passant par le journaliste Stéphane Bern ou l'oncologue David Khayat. Lise Boëll démarre en 1996 avec Canal + éditions puis en exploitant des licences pour Albin Michel, notamment celles de Dora l'exploratrice en 2004 ou de Caliméro. « 35 millions d'exemplaires vendus en dix ans », rappelle-t-elle. Les ventes de ses auteurs représentent aujourd'hui « entre 12 et 15 % » du chiffre d'affaires de cette maison d'édition rodée aux best-sellers.Le dénominateur commun à toutes ces stars ? Elles sont des habituées du petit écran. On s'attendait d'ailleurs à une 80 pouces dans son grand bureau mansardé. L'appareil est bien plus discret mais trône toutefois sur un mur tapissé d'étagères de livres. « Je ne suis pas fascinée par les personnalités de la télé mais par ce que l'appareil reflète, souligne-t-elle. C'est le panel de la France et le plus riche des laboratoires. »
L'image et la publicité ont aiguillé le parcours de cette Parisienne, née le 22 novembre 1966. Diplômée de l'École supérieure de publicité, elle démarre dans plusieurs agences de pub avant d'atterrir à 27 ans chez TF1 éditions. « J'ai été bluffé par son caractère affirmé et son excellent relationnel, se remémore Jean-Michel Stassart qui dirigeait la maison à l'époque. Elle amadouait les personnalités les plus difficiles. » Passée ensuite par Canal + éditions, Lise Boëll arrive chez Albin Michel. Son nouveau collègue, l'éditeur Richard Ducousset, lui aurait alors dit : « Vous allez vous faire beaucoup d'ennemis. » Son collaborateur en communication, Guillaume Bazaille, préfère parler de « méthode Boëll ». « Elle est très exigeante puisqu'elle va vite, elle a toujours une longueur d'avance sur ce qui intéressera le lecteur et elle intègre, depuis le début du projet, les plans communication et marketing », explique-t-il.
Lise Boëll est un « État dans l'État » chez Albin Michel. L'éditrice dispose d'attachés de presse extérieurs mais aussi d'un conseil juridique. « Je travaille avec des services parallèles pour gagner du temps », défend-elle. La côtoyer au quotidien n'a pas été chose facile pour certains de ses anciens assistants d'édition et responsables d'édition dont au moins quatre ont demandé des ruptures conventionnelles ou démissionné courant ces dernières années. Ils décrivent un climat « délétère et oppressant » où l'éditrice s'appliquerait à instaurer de la défiance, « faisant souffler le chaud et le froid ». « Leur souffrance leur appartient et j'en suis désolée, réagit-elle. Mais je pense sincèrement que ces personnes et moi avons une perception différente de la réalité. »Ses choix éditoriaux ont aussi pu émouvoir en interne. Notamment la parution, en 2014, du Suicide français d'Éric Zemmour. L'intéressée s'agace. « C'est Francis Esmenard [président de la holding Albin Michel, NDLR] et Richard Ducousset [directeur éditorial] qui m'ont demandé de le chasser ! » Se lancera-t-il dans la course présidentielle ? « Aujourd'hui, aucune décision n'a été prise. Je ne suis pas sûre que lui-même le sache. Il se laisse porter. »
« Il ne vous aura pas échappé que son catalogue vire vers la droite de la droite. Je me désolidarise complètement des messages véhiculés dans ses livres politiques », glisse son auteur Stéphane Bern qui a par ailleurs soutenu Emmanuel Macron en 2017. « La rédaction de Valeurs actuelles défilait régulièrement dans son bureau », affirme un ancien membre de son équipe. Pour Lise Boëll, qui publie en avril Philippe de Villiers et en octobre Éric Zemmour, cette situation est stigmatisante. « Je ne suis pas l'éditrice de l'extrême droite, invoque-t-elle. J'assume mes choix éditoriaux, ceux de préserver avant tout la liberté d'expression. Si j'avais dû épouser la parole de tous ceux que j'ai publiés en 25 ans, environ 170 auteurs, 500 en jeunesse, j'aurais fini à l'asile ! » Elle cite parmi ses auteurs Martine Aubry. Mais le dernier livre paru chez Albin Michel de l'ex-secrétaire du parti socialiste C'est quoi la solidarité ? date de janvier 2000. Derrière quel bord politique se range-t-elle alors ? « Je viens de la pub, du marketing, de la télé. On nous forme pour ne pas laisser la sphère privée interférer dans nos métiers. »
« Sa vision n'est pas idéologique ni politique, abonde dans son sens le journaliste classé à droite Éric Brunet. Lise Boëll est là pour faire des coups, sa vision est commerciale ». L'éditrice aime « humer l'air du temps » dans son bistrot préféré du 11e arrondissement parisien, son quartier d'enfance. « C'est là-bas que j'ai trouvé le titre, Le suicide français, confie-t-elle à propos du best-seller d'Éric Zemmour. Je n'arrêtais pas d'entendre les gens répéter "c'est du suicide ! On va dans le mur !" »
Elle maîtrise incontestablement l'art du slogan. Derrière chaque titre, une réflexion, un message. Comme pour le best-seller de Frédéric Saldmann, Le meilleur médicament, c'est vous ! « C'est un titre de génie, son efficacité est redoutable », lance Emmanuel Clerc, ancien responsable d'édition aujourd'hui chez Bouquins.
Chaleureuse aussi, elle développe des relations proches avec ses auteurs, qui débordent souvent vers le plan amical. « Je me souviens encore du ça va mon titi ? », raconte amusé Éric Brunet. « Elle te textote des cœurs, des emojis à tout va... Lise est tout simplement affectueuse et très attachante », commente son ami Stéphane Bern. « On se sent désirable à ses yeux, c'est exactement ce que recherche un auteur », ajoute de son côté Éric Naulleau. Éditeur et chroniqueur, il a été accosté par Lise Boëll sur la terrasse d'un restaurant parisien. « Quelques jours plus tard, elle m'envoyait un message avec une photo qui montrait une tasse de café et un stylo, comment refuser ? », poursuit celui qui a publié en octobre son premier roman, Ruse. « Je suis une joueuse, j'aime les challenges, j'ai un tempérament de passionnée », analyse l'éditrice dans son bureau.
Tous les auteurs ont aussi un mot pour celle qui a démarré comme son assistante et est devenue, au fil de vingt-cinq années de collaboration, la directrice adjointe du département, Estelle Cerutti. « C'est son double, elles sont très complémentaires », affirme l'ancien attaché de presse de l'équipe de France et auteur, Philippe Tournon. « Je suis sur la création tandis qu'Estelle est beaucoup plus sérieuse que moi », fait savoir Lise Boëll en adressant un regard à son acolyte dont le bureau est dans la même pièce que le sien. Elle s'occupe des plannings, de la production ». Timidement, Estelle Cerutti, qui a été présente pendant toute la durée de notre entretien, sourit. « Lise et moi avons toujours été sur la même longueur d'onde. »
Sur les réseaux sociaux encore, les deux femmes mettent en avant les auteurs, les couvertures de leurs livres. Lise Boëll reposte leurs interviews télévisées, aime ou retweete des commentaires, d'un présentateur de Cnews ou d'un journaliste du Monde en passant par les victoires de la concurrence, notamment de ses amies éditrices Sophie Charnavel et Muriel Beyer. Récemment elle a applaudi la création d'un pôle littérature chez Editis. Aurait-elle envie de s'embarquer dans de nouvelles aventures ? « Je suis plutôt focalisée sur des nouveaux partenariats qui arriveront cette année », confie-t-elle le regard brillant. Elle sourit, penche la tête et nous fixe de ses yeux de biche. « Chez Albin Michel ? » demande-t-on. « Chez Albin Michel », confirme-t-elle.