Livres Hebdo : Au cours de votre première année comme P-DG d'Albin Michel, la maison semble avoir réalisé une très bonne année.
Gilles Haéri : En effet, 2019 sera globalement une belle année, qui atteste de la vitalité et de la richesse de cette maison. Notre rentrée littéraire a largement participé à cette dynamique, mais tous les secteurs progressent, si bien que le chiffre d'affaires devrait être en hausse par rapport à 2018, elle-même déjà en progression de près de 8 %.
Quel bilan tirez-vous de cette première année ?
G. H. : Après une année d'immersion au cœur du réacteur éditorial, j'ai trouvé un édifice très solide, avec des auteurs très attachés à la maison, portés par des équipes de qualité, réactives et impliquées. Je me souviendrai longtemps de la première sacro-sainte « réunion du jeudi », à laquelle j'ai assisté avec curiosité tant on m'en avait parlé à l'extérieur. Une réunion avec plus de 30 participants, d'une durée indéterminée, traitant d'à peu près tous les sujets dans un joyeux désordre... Bref, un extraordinaire pied de nez à tous les manuels de management. J'y vois l'expression du fait qu'Albin est une famille, et qu'elle forme une communauté, parfois remuante, mais animée par un élan organique que je ne croyais pouvoir exister que dans de petites maisons.
Vous qui avez travaillé 17 ans chez Flammarion, avez-vous trouvé des similitudes entre les deux maisons ?
G. H. : On pourrait sans peine trouver des analogies avec le Flammarion de la rue Racine, une ambition éditoriale généraliste et encyclopédique, et même une similitude assez troublante des locaux, aménagés comme ceux de la rue Racine par Jean-Michel Wilmotte, avec le même escalier en bois tout droit sorti du XIXe siècle. Ce cousinage n'est pas si étonnant si l'on se rappelle qu'Albin Michel a fait ses armes auprès d'Ernest Flammarion, comme gérant de la librairie du boulevard des Italiens, avant de fonder sa maison en 1905.
Comment les choses s'organisent-elles avec Francis Esmenard et Richard Ducousset, encore très présents ?
G. H. : Tout se passe très bien. Prendre la tête d'une maison aussi marquée par ces deux personnalités hors du commun n'était pas forcément évident, mais nous nous sommes tenus, avec Francis Esménard, à la feuille de route dont nous étions convenus : après quelques mois d'observation, j'ai repris en janvier la présidence et la direction opérationnelle des équipes d'Albin et la supervision de ses filiales Leduc et Jouvence. Pour autant, Francis Esménard reste bien occupé car il conserve plusieurs casquettes. Il est président du groupe, dont son fils, Alexis Esménard, est DG, et qui, outre Albin Michel regroupe le scolaire, la distribution Dilisco, les librairies et les fonctions supports. Par ailleurs, il reste très attentif à la vie d'Albin Michel. Il participe par exemple au comité éditorial, où il est le seul à parvenir à tout lire ! Je partage bien sûr avec lui les orientations stratégiques engageant l'avenir de la maison. Quant à Richard Ducousset, il a accepté de rester pour m'épauler à la direction éditoriale. Son expérience et ses liens privilégiés avec nombre d'auteurs historiques sont précieux. Nous nous connaissions déjà et nous nous sommes toujours bien entendus. En dépit de personnalités qu'on pourrait à juste titre juger tout à fait opposées, nous sommes quasiment toujours d'accord sur l'essentiel.
Avez-vous encore le temps d'éditer ?
G. H. : Je dirais même que c'est devenu une grande part de mon travail ! Je souhaite me tenir au plus proche de tous nos auteurs. C'est ce qu'ils attendent d'un patron de maison, il faut avant tout être éditeur et se rendre disponible. J'en édite aussi certains directement, comme Fatou Diome, Michel Onfray en ce début d'année ou Alexandre Jardin que nous accueillons en avril pour ouvrir un nouveau cycle romanesque.
Quels chantiers avez-vous identifiés ?
G. H. : Le premier, c'est la consolidation de nos points forts, avant tout la littérature générale. Soutenir nos auteurs confirmés, mais aussi découvrir de nouvelles voix. Nous allons en 2020 mettre en avant chaque mois auprès des libraires de jeunes auteurs, des textes originaux que nous avons baptisés les « Découvertes Albin Michel ». Je souhaite aussi renforcer les documents et mettre en valeur les essais et sciences humaines. Le succès de Sapiens, qui ne faiblit pas, est emblématique de cet appétit grandissant du public pour des ouvrages de savoir accessibles. Cela passe aussi par la mise en valeur du fonds : nous relancerons en avril la collection de poche « Espaces libres ».
Avec les rachats de Leduc et de Jouvence, le pratique semble être un de vos axes de diversification.
G. H. : En effet, je souhaite constituer un pôle pratique puissant. Albin accueille en ce début d'année Aurélie Starckmann, venue de Larousse, qui aura pour mission de développer un catalogue généraliste. Par ailleurs, l'arrimage dans le groupe de Leduc et de Jouvence, en total respect de leur indépendance éditoriale et de leur esprit très entrepreneurial, est une réussite. Les deux maisons ont fait une excellente année. D'autres développements sont en cours, comme la collection « Imaginaire », dirigée par Gilles Dumay et Alexis Esménard. Et bientôt un secteur BD, animé par Martin Zeller sous la houlette de Marion Jablonski. Le coup d'envoi sera donné à Angoulême avec la présentation de l'adaptation de Vernon Subutex, née de la rencontre entre Virginie Despentes et Luz. A l'automne, nous lancerons aussi le roman graphique de Sapiens, qui fera l'objet d'une adaptation mondiale.
Etes-vous en recherche d'acquisitions ?
G. H. : Notre priorité, ce sont les marchés où Albin a besoin de relais pour accélérer sa croissance : un rapprochement avec un éditeur spécialisé en bande dessinée pourrait par exemple être intéressant. Mais nous n'excluons aucun domaine, et étudions toutes les opportunités, y compris en littérature.
Les groupes comme Editis ou Media-Participations misent sur des synergies entre les médias. Cela vous inspire-t-il ?
G. H. : Les éditeurs traditionnels comme Madrigall ou Albin Michel ont souvent été précurseurs dans les exploitations dérivées du livre. Gallimard a été le premier éditeur à entrer sur le marché du livre audio avec « Ecouter lire », et c'est Francis Esménard qui a été à l'initiative d'Audiolib, qui a été développé avec une grande efficacité par Hachette. Mais plutôt que d'investir directement dans des secteurs parfois assez éloignés de notre métier, nous nous sommes dotés de services de cessions de droits performants pour défendre nos auteurs et leurs œuvres sous toutes les formes dérivées. En vérité, je ne suis pas convaincu que le plus court chemin vers l'adaptation soit la synergie de groupe. Je vous avoue même être assez sceptique sur ces synergies décrétées d'en haut, qui font bel effet dans des présentations PowerPoint, mais qui, dans la vraie vie, se perdent souvent en chemin.
La question de la cession d'Albin Michel est-elle envisagée dans les prochaines années ?
G. H. : Albin Michel a toujours été extrêmement attaché à son indépendance. L'indépendance financière offre une liberté éditoriale totale, qui permet de se placer dans un temps long, consubstantiel du métier d'éditeur. Dans l'édition, le court terme tue. Aujourd'hui, la maison a les moyens non seulement de rester indépendante, mais même d'accélérer son développement. Mon objectif est de faire en sorte qu'elle soit en mesure de le rester.
Vous avez cosigné une tribune alertant sur la disparition du livre à la télévision. La prescription fonctionne-t-elle si mal ?
G. H. : Il y a en tout cas une profonde mutation, avec de nouveaux relais qui sont montés en puissance : les libraires, dont le conseil éclairé se substitue un peu à la critique littéraire traditionnelle, car plus les algorithmes numériques prétendent prescrire telle ou telle lecture, plus les libraires seront précieux dans leur rôle de passeurs ; et les réseaux sociaux qui sont devenus le bouche-à-oreille de la modernité. Albin Michel a depuis plusieurs années investi des moyens sur ces deux terrains : une équipe « promotion auteurs », un journal de nos publications disponible en libraires et une équipe dédiée à la promotion numérique.
Le fait d'avoir une diffusion propre est important ?
G. H. : Notre diffusion a été réorganisée, suite au départ de Jean-Yves Bry, autour de Nathalie Collard, qui a pris la direction commerciale, et Daphné Esménard, son adjointe, chargée des relations avec Hachette et le Canada. Oui, avoir notre équipe de représentants dédiés pour le niveau 1 est un atout clé. Ils sont le prolongement organique de la maison et de formidables relais à nos choix éditoriaux.
Est-il aisé de garder des auteurs, devenus de plus en plus volatiles ?
G. H. : C'est vrai que la concurrence est plus rude. Le marché se tend, les groupes ont des logiques plus industrielles qui peuvent pousser, sinon au crime, du moins au débauchage ! Certains de nos auteurs ont pu susciter quelques convoitises, mais nous ne sommes pas inquiets, car un auteur qui se sent bien dans sa maison part rarement pour des raisons purement financières. Les liens personnels, la connivence éditoriale, et le succès bien sûr sont les meilleures réponses à l'extension du domaine des à-valoir.
A l'opposé, il y a un enjeu de renouvellement du catalogue. Pour y répondre, faut-il rajeunir l'équipe éditoriale ?
G. H. : Quand je vois le succès, à la dernière rentrée, des premiers romans d'Alexis Michalik ou de Victoria Mas, je ne suis pas inquiet. Le renouvellement des équipes ne me préoccupe pas non plus, celles en place ont montré qu'elles n'avaient pas démérité. Un éditeur se bonifie en général au fil du temps, l'édition est le seul secteur pour lequel je ne serais pas contre un rehaussement de l'âge de la retraite ! En revanche, renforcer encore les équipes, oui. Véronique Ovaldé nous a rejoints au département littéraire, Aurélie Starckmann au pratique et il y aura certainement d'autres arrivées cette année.
Quels sont les plus gros défis pour le livre dans les années à venir ?
G. H. : Je crains que l'embellie de cette année ne suffise pas à faire crier victoire. Le livre est attaqué par les écrans, on le constate quotidiennement, il suffit de prendre les transports en commun. Il y a également un changement plus insidieux du rapport aux œuvres chez les étudiants. Leurs habitudes sont plus utilitaristes, le prestige symbolique du livre s'effrite. Cela étant posé, le combat n'est pas perdu car il y a de vraies raisons de croire au livre, comme la force irremplaçable des œuvres de l'écrit. Considérez l'audiovisuel, qui n'a jamais cherché autant ses sources d'adaptation que chez les romanciers, ou encore les traductions des œuvres françaises qui explosent à l'étranger. Sans faire d'optimisme béat, je pencherais donc plutôt en faveur de l'irréductibilité de la littérature et de la pérennité de l'exception culturelle française.