Jeune femme sous influence. Boulot, visio, dodo. Nina enchaîne les journées de tournage face à son miroir, sa caméra et son ordinateur, soumise au planning de son agent et à la pression des marques. Pourtant, à son échelle, Nina est une star dont le métier fait rêver des dizaines de milliers de followers : elle est influenceuse maquillage. Alors qu'elle rêverait d'exercer ses talents sur les plateaux de cinéma, elle est cantonnée à tester des eye-liners qui bavent, à remplir ses tiroirs de flacons de toutes sortes et à se faire insulter par les trolls. Et à guetter l'homme encapuchonné qui la suit chaque jour, jusque devant chez elle...

Dans ses précédents albums (Avant l'oubli, Astra Nova, L'Employé du Moi, 2021 et 2023), Lisa Blumen dissimulait volontiers les yeux de ses personnages sous de grosses lunettes rondes, comme pour préserver leur mystère et maintenir le flou sur leurs expressions. Prenant le contrepied de cet effet, et ce dès la couverture, la jeune autrice peint une histoire sur le regard. Regard de milliers d'inconnus sur des vidéos faussement intimes, regard envieux ou empli de pitié des « amis » influenceurs qui ne pensent plus que nombre de vues et contrats de sponsoring, regard des annonceurs qui, à coup de goodies, pensent pouvoir acheter n'importe quelle tiktokeuse. Regard inquiet de la famille, regard haineux des harceleurs. Et bien sûr, regard perdu de l'héroïne, qui ne sait plus où placer la focale entre la réalité, la mise en scène des vidéos, le fantasme et les derniers espoirs qui lui restent.

En injectant dans son acide chronique sociétale une dose de thriller et des hallucinations de sanglier traqué (figure bestiale et tangible, à l'inverse des menaces désincarnées des réseaux), Lisa Blumen brouille les pistes et manipule, justement, le regard. Sous un dessin organique éclairé d'un rose plus dérangeant qu'apaisant, ses cases jouent des cadres où se portent les yeux de Nina et des autres - miroir panoramique de la coiffeuse, 16:9 du smartphone ou de l'écran de cinéma, vitre du métro... Chacun renvoie une image, plus ou moins déformée, de la réalité. La singularité s'estompe, la vérité s'évapore, le gouffre s'ouvre. Restera-t-il un peu d'humanité sous le mascara et les selfies trop enjoués ? Lisa Blumen ne tranche pas, mais prévient. Sans détour.