On se le dit à chaque fois, mais c'est chaque fois un peu plus évident : de livre en livre depuis sa « grande entrée » en littérature avec L'arche des Kerguelen (Flammarion, 1993), Jean-Paul Kauffmann progresse vers quelque chose de plus en plus personnel, voire intime. Comme ici, racontant les mois qu'il a passés à Venise, avec sa femme Joëlle, laquelle joue un rôle important dans ce livre, tout comme elle a joué un rôle crucial dans la vie de son époux.
Comme les autres fois, séjourner sur les terres les plus inhospitalières du globe, remonter le cours de la Marne à pied, ou reconstituer la bataille d'Eylau à partir de ce qu'il reste sur place, Kauffmann s'est lancé un défi en apparence loufoque et irréalisable : se faire ouvrir toutes les églises fermées de Venise, une quarantaine en tout sur les 140 que compte la Sérénissime (un surnom qu'il n'aime pas). Des chiese chiuse pour des raisons diverses et souvent obscures, certaines définitivement en ruine, d'autres en cours de restauration, mais quousque tandem, comme disaient les Romains, ancêtres des Italiens, guère précis en termes d'achèvement des chantiers, certaines utilisées ponctuellement, par exemple lors de la Biennale, pour des événements culturels, la plupart désacralisées, d'autres pas, où se dit encore, parfois, une pauvre messe. C'était une gageure, ne serait-ce que d'identifier les propriétaires des édifices, majoritairement le Patriarcat de la cité, mais pas seulement, puis de parvenir à les convaincre de dévoiler leurs trésors à un fouineur, un « rôdeur » bizarre, aux motivations incertaines et pas toujours faciles à expliquer. La preuve, sur quarante environ, notre ami, bien qu'il ait joué les prolongations, se soit entêté comme seul un Breton sait le faire, n'est parvenu à se faire ouvrir que dix-neuf sanctuaires. Tout ça pour ça, diront certains esprits forts. Ce n'est déjà pas si mal, répondrons-nous, une fois appréciées les difficultés de cette quête, qui constituent de fait l'essentiel du présent récit.
Bien sûr, on y retrouve quelques thèmes chers à Jean-Paul Kauffmann, tels l'insularité (comme par hasard, il s'installe avec Joëlle dans l'appartement d'une amie dans l'île de la Giudecca, dans la Venise encore populaire, à l'arrêt Palanca du Vaporetto), ou l'enfermement et la libération. N'importe quel psychanalyste (Lacan, par exemple, amoureux de Venise très présent dans ces pages) y verrait une réminiscence de l'épisode le plus douloureux de la vie du journaliste-écrivain, ses trois années de détention au Liban (1985-1988), otage du Hezbollah. Maintenant, après des années d'esquive, il en traite parfois, au détour d'un chapitre. Et puis il y a cette foi catholique, celle de l'enfant de chœur de Corps-Nuds (Ille-et-Vilaine), où vivait sa famille, cette foi du boulanger qui ne l'a jamais quitté, même au pire de la souffrance. Au contraire. Se faire ouvrir les églises secrètes de Venise, c'est au fond un acte de chrétien, tout comme le pardon qu'il a accordé à ses bourreaux. Quant à prier pour eux, bien que le Christ le commande, il ne le peut toujours pas, même à Santa Maria della Misericordia.
Venise à double tour
Les Équateurs
Tirage: 20 000 ex.
Prix: 22 euros ; 336 p.
ISBN: 9782849905845