En l'espace d'une dizaine d'années, les librairies spécialisées en arts du spectacle sont devenues des animaux rares. « Il y en a eu à Lille, à Toulouse, plusieurs à Paris, dont la librairie Bonaparte, la librairie du spectacle Garnier-Arnoul, le Coupe-papier... Toutes ont fermé », énumère Philippe Kopf, directeur de la Librairie du Spectacle, fondée à Nice en 1996. Elle est l'une des deux dernières spécialistes encore en place, avec la Librairie Théâtrale, située 3, rue Marivaux à Paris dans le IXe, en vis-à-vis de l'Opéra-Comique.
Existant au moins depuis 1852, d'après un contrat retrouvé dans ses archives, « elle est, toutes spécialités confondues, une des dix plus anciennes librairies en activité de France, c'est dire si le théâtre est résilient ! » souligne Charles-Henri Ménival, qui a repris la Librairie Théâtrale en 2019, la transformant en Scop avec deux autres anciens salariés, Guillaume Benoit et Rémi Delieutraz.
Plusieurs costumes
À Nice comme à Paris, ces libraires spécialisés sont aussi éditeurs, comédiens, metteurs en scène, producteurs de théâtre... Les éditions de la Traverse ont ainsi précédé d'un an la fondation de la Librairie du Spectacle, d'abord pensée pour offrir une meilleure distribution aux textes de théâtre. Afin de partager les frais et les compétences, le commerce occupe des locaux avec le Théâtre de la Traverse, dont Philippe Kopf réalise, par exemple, les affiches de spectacles.
Les salles sont ainsi nombreuses à accueillir des libraires. « Nous avons tenu jusqu'à neuf librairies dans les théâtres au début d'Actes Sud-Papiers, parce qu'il est évident qu'une partie du lectorat est là », évoque Claire David, directrice du pôle des Arts de la scène de la maison arlésienne, leader sur le segment. Ainsi, lorsque Jean-Michel Ribes prend la direction du Théâtre du Rond-Point en 2001, l'éditrice y crée une librairie. « Les cinq dernières années, on a pris le bouillon, entre les Gilets jaunes sur les Champs-Élysées, l'année de travaux, le confinement... » retrace-t-elle. Au départ de l'emblématique directeur en 2022, Actes Sud décide de quitter la librairie, qui continue un temps avant de suspendre son activité.
Des généralistes au rendez-vous
De fait, l'économie du livre de théâtre est particulièrement vulnérable, dépendant de la bonne santé du secteur dans son ensemble. Or ce dernier a été très ébranlé par le Covid.
Fort heureusement, le genre a encore ses défenseurs en librairie généraliste, plus nombreux qu'il n'y paraît. À Lille, L'Affranchie librairie, ex-Dialogues Théâtre, continue de soutenir ces textes. À Marseille, Nadia Champesme, gérante d'Histoire de l'œil, une librairie consacrée aux formes contemporaines, multiplie les partenariats avec le Théâtre Joliette, La Friche, ou encore La Criée, où elle officie avant et après les représentations. « J'embauche une personne spécifiquement pour ce travail », précise Nadia Champesme, qui a auparavant œuvré pour le festival d'Avignon.
Incontournable, la manifestation accueille chaque année une librairie sur le IN. Depuis 2023, la Comédie humaine ouvre aussi une boutique éphémère dans le village du OFF. « On a doublé la fréquentation entre la première et la deuxième année », se réjouit Aurore Chaffin, directrice de cette librairie avignonnaise. « Le rayon théâtre se porte aussi très bien à l'année, à tel point que j'ai dû le déplacer pour lui donner plus de place », observe la gérante de la Comédie humaine.
« C'est un rayon qui a tourné pendant très longtemps avec un lectorat de spécialistes. Mais depuis quelques années, on voit un point de bascule lié au fait que des maisons comme L'Arche élargissent le public avec de nouvelles collections, qui tendent vers la poésie par exemple », relève pour sa part Nadia Champesme. « Par ailleurs, les scènes queer, décoloniale, incluent désormais le théâtre dans leurs lectures », poursuit-elle. Avec 500 références, sur un total de 9 000, le rayon ne représente cependant qu'une part « dérisoire » du chiffre d'affaires d'Histoire de l'œil, de l'ordre de 2 %.
Le sur-mesure des spécialistes
Dans les librairies spécialisées, la clientèle reste composée de « théâtreux ». « Nos publics ont des besoins particuliers, affirme Charles-Henri Ménival de la Librairie Théâtrale. On fait du sur-mesure, comme la boutique d'Ollivander dans Harry Potter : il s'agit de trouver la scène qui va aller à chacun et chacune, en prenant en compte une demande spécifique sur un thème, un rôle, un personnage. »
Des requêtes multi-critères que la librairie rend aussi possibles sur son site, via un moteur de recherche permettant de filtrer les résultats selon la distribution (nombre de personnages, nombre de femmes et d'hommes), la durée de la pièce, ou encore les auteurs et autrices. « C'est très apprécié des troupes amateurs qui ne peuvent pas trouver cette fonctionnalité sur Amazon », indique Charles-Henri Ménival, précisant que 50 % du chiffre d'affaires de la librairie, en hausse constante depuis 2019, est réalisé par les ventes en ligne.
« Si on n'avait pas notre casquette d'éditeurs et des marges plus élevées sur les livres de nos éditions (Art et comédie, Librairie Théâtrale, L'Œil du Prince, Quatrième Mur), on ne pourrait pas tenir », souligne toutefois Charles-Henri Ménival. « En termes purement financiers, on aurait tout intérêt à fermer boutique en laissant un site Internet ouvert, mais ce n'est pas notre philosophie », complète-t-il. Ni celle des « 70 à 100 libraires » avec lesquels Claire David d'Actes Sud-Papiers assure « très bien travailler » à l'année.
