Le 26 avril, 480 libraires de France et de Belgique doivent participer à la 16e édition d’Un livre, une rose. L’ampleur prise par l’événement est d’autant plus remarquable que celui-ci est porté depuis le début par une seule libraire. A l’origine et à la manœuvre, aujourd’hui encore, Marie-Rose Guarnieri, de la librairie des Abbesses (Paris, 18e), s’est appuyée sur une fête existante en Catalogne, la Sant Jordi, pour lancer en France ce qui est devenu la Fête de la librairie par les libraires indépendants. Partant d’une tradition festive selon laquelle, le jour de la Saint-Georges, les hommes et les femmes s’offrent des roses et des livres, elle y a ajouté une dimension militante. "J’ai voulu que cette journée soit celle de la librairie. Il est important que la profession, mise à mal par Internet et les concentrations, se rassemble pour faire valoir ses forces", martèle-t-elle. Convaincue que l’événement doit partir de la librairie, cette "femme de défi", comme elle se définit elle-même, se souvient avoir lancé à la fin des années 1990 un appel national "via Livres Hebdo" pour inviter les libraires à organiser, sans leur donner de mots d’ordre particuliers, des animations variées durant une même journée.
Consciente toutefois qu’il en faut davantage pour les mobiliser, elle s’est aussi organisée pour les solliciter un à un. Une personne a été embauchée par l’association Verbes, créée pour gérer l’événement. Parallèlement, une recherche de sponsors a été engagée. Résultat, la première édition en 1999 a réuni 280 libraires et obtenu un soutien du CNL, qui a pris en charge les affiches et les marque-pages fédérant l’opération, et d’Harmonia Mundi qui a assuré leur distribution. Depuis, la manifestation a connu un grand retentissement, d’autant plus que la fête émanant du ministère de la Culture, à savoir Lire en fête, a cessé. Et les aides se sont étoffées, autorisant des enrichissements, à commencer par l’édition chaque année d’un inédit offert aux clients des librairies et destiné à leur faire découvrir un aspect du métier. "Malgré les aides, on a longtemps été en galère, se souvient l’organisatrice. Cela ne tenait que par le bénévolat."
Subventions.
Aussi, depuis deux ans, elle a décidé d’impliquer les libraires dans le financement en facturant 1,5 euro chaque exemplaire commandé du livre réalisé pour la circonstance. Parallèlement, pour l’édition 2014, le CNL et le conseil régional d’Ile-de-France ont réitéré leurs subventions, à hauteur respectivement de 20 000 et de 15 000 euros. Artic Paper a offert deux tonnes de papier, Actes Sud les cartes postales, Thierry Magnier les affiches et les services de presse, Flammarion-UD la distribution, les éditions du Regard leur participation à la réalisation du livre, et Livres Hebdo des pages de publicité pour mobiliser les libraires (1). Au total, avec les prestations offertes, le budget de l’opération dépasse les 100 000 euros. "Pour moi, cela représente sept mois de travail, lance l’énergique libraire. Mais c’est passionnant. Il faut rompre avec les messages défaitistes et valoriser notre métier. Cette année, notre inédit est conçu comme un abécédaire, en écho aux classements des rayonnages. Tiré à 23 000 exemplaires, il rassemble 26 textes d’auteurs contemporains et est illustré par Christian Lacroix. Il faut communiquer mais aussi surprendre !"
Malgré l’importance de la tâche, l’organisation de la Sant Jordi reste confiée à l’association Verbes, composée d’un noyau fixe de six personnes dont un permanent, Damien Laval. Embauché de janvier à juin, ce dernier ne cache pas qu’au-delà de la communication auprès des médias nationaux mais aussi régionaux, afin de sensibiliser les journalistes aux animations locales, le gros du travail consiste à appeler tous les libraires pour les fédérer. Si cette organisation autour d’une petite équipe préserve l’indépendance et la créativité de la manifestation, elle est aussi un frein à son extension. "Avec 480 à 500 participants, on est à saturation", lâche Damien Laval.
En tout cas, sur le terrain, ceux qui participent à l’événement s’en sont désormais bien emparés. A côté des roses et des inédits offerts à leurs clients, les libraires imaginent toutes sortes d’animations, seuls ou en association. Ainsi, le 26 avril, la librairie de L’Horloge à Carpentras va proposer à trois de ses clients de devenir libraire le temps d’un après-midi, avec la mission de réaliser une table avec leurs choix et leurs commentaires. A Perpignan, Torcatis, qui fête la Sant Jordi depuis vingt-deux ans, s’associe pour la première fois à la Librairie catalane afin d’organiser deux jours de rencontres avec une vingtaine d’auteurs, ainsi qu’un bal le 25 au soir.
Doubler la fréquentation.
Côté clients, la manifestation est aussi devenue un rendez-vous attendu. Chez Ombres blanches, les 500 exemplaires de l’ouvrage commandés chaque année partent dans la matinée. Et à la librairie des Abbesses, la fréquentation double ce jour-là… ainsi que les tickets de caisse ! Mais on l’aura compris, pour Marie-Rose Guarnieri, la dimension commerciale n’est pas le moteur de l’opération. "Je me sens investie d’une cause à laquelle je me suis attachée." Portée et "touchée" par "la confiance" que lui accordent ses confrères, elle se dit en revanche étonnée par le peu de réactions des éditeurs : "Sans doute parce que l’événement émane de la librairie. Cette indépendance dérange."
Sans être forcément aussi fédératrices ni aussi lourdes à organiser, de nombreuses autres initiatives de libraires existent pour créer des événements dont la résonance les dépasse. Beaucoup émanent d’associations qui assurent d’ailleurs une partie de l’organisation. Ainsi, Librairies Atlantiques a lancé en 2005 L’Aquitaine se livre, qui met en avant éditeurs et auteurs de la région avec des rencontres en librairies. Libraires à Marseille a créé Les Littorales (voir page 15), qui propose un riche programme d’animations. Dans le Nord-Pas-de-Calais, Libr’Aire et le site communautaire Libfly se sont associés pour lancer La Voie des indés et proposer une rentrée littéraire alternative (ci-contre). A Vincennes, le libraire et éditeur Francis Geffard a créé le festival biennal America, en s’appuyant au départ sur sa librairie Millepages. Plus récemment, à Paris, le collectif Librest a créé le festival Esprits libres, consacré aux sciences humaines.
A une moindre échelle, et de manière plus locale, les initiatives ne manquent pas non plus. A La Garenne-Colombes, Nathalie Iris, la libraire des Mots en marge, s’est associée à Béatrice Lacoste, responsable des salons du livre chez Gallimard, pour fonder l’an dernier un salon (page 15). A Montreuil, Folies d’encre est à l’origine du festival de lectures à voix haute, Vox. Ou encore à Gif-sur-Yvette, Liragif et La Vagabonde ont monté ensemble le festival VO-VF, centré sur la traduction des ouvrages de littérature étrangère.
Pour beaucoup, ces initiatives visent d’abord à défendre une certaine idée du métier de libraire. "En initiant des manifestations qui partent de la librairie, nous montrons que les libraires ne sont pas que des porteurs de cartons", précise Marie-Dominique Russis (association Libraires à Marseille). "Avec le festival VO-VF, nous voulions faire savoir que nous ne sommes pas que des commerçants derrière un comptoir !" assure Hélène Pourquié (Liragif), qui a aussi eu l’heureuse surprise de voir la fréquentation de sa librairie grimper de 20 % durant les mois qui ont suivi le festival. Jean-Marie Ozanne (Folies d’encre), qui fut aussi en 1985 le premier libraire à participer au Salon du livre de jeunesse de Montreuil, enfonce le clou : "Les événements émanant de la libraire apportent quelque chose qui ne se mesure pas : à savoir une image. Cela n’a pas de prix."
Fédérateur.
Pour autant, le volet économique ne peut être négligé. Certes, beaucoup d’opérations sont subventionnées. Mais les libraires ne peuvent se permettre d’en être de leur poche. Or les retombées commerciales sont diversement appréciées. Selon Jean-Marie Martin (Formatlivre à Libourne), L’Aquitaine se livre génère, pour les 25 à 30 librairies participantes chaque année, 40 000 euros de chiffre d’affaires durant l’opération et, par ses répercussions, près de 70 000 euros a posteriori. Enthousiaste, Nathalie Iris explique qu’avec son salon elle a réalisé "en deux jours 15 000 euros de chiffre d’affaires, soit l’équivalent d’un treizième mois. Par contre, il y a eu une manutention de folie. C’était aussi un treizième mois de boulot !" "Avec Esprits libres, on s’en sort très correctement car les dépenses sont limitées, mais si l’on valorisait le temps de préparation, on doublerait le budget, observe Pascal Thuot (Millepages à Vincennes). En même temps, en faisant participer nos équipes à l’organisation, on crée une mobilisation qui dépasse l’événement. C’est vraiment fédérateur." Chronophage, stressant, fatigant, d’autant qu’il leur faut dans le même temps assurer le fonctionnement de leur point de vente, mais aussi génial et très motivant, c’est ainsi que les libraires perçoivent l’organisation de manifestations qui dépassent le cadre habituel de leur activité. On comprend que beaucoup y prennent goût. Et c’est tant mieux car, selon Pascal Thuot, "il y a encore pleins de choses à inventer".
(1) Un livre, une rose est aussi soutenu par le Syndicat de la librairie française (SLF) et par le Syndicat des librairies francophones belges (SLFB) qui relaient l’événement auprès de leurs adhérents.
Les Littorales, associatives et solidaires
A près l’arrêt en 2009 de la manifestation nationale Lire en fête, l’association Libraires à Marseille a mis en place un dispositif baptisé Les Littorales. "Nous avons voulu conserver une manifestation qui valorise le savoir-faire des libraires en matière d’animations et de programmation", explique Marie-Dominique Russis, chargée de la direction et de la coordination des projets. Se déroulant sur cinq jours, Les Littorales s’organisent chaque année autour d’une thématique définie par les permanents de l’association et les libraires adhérents : l’invention du réel en 2013, histoires en séries cette année. L’association organise et finance la venue d’une quarantaine d’auteurs, mais aussi des animateurs pour les débats, voire des comédiens pour les lectures. Elle assure la communication autour de l’événement, qui se traduit par des rencontres en librairie, des débats dans différents lieux de la ville, des ateliers, des projections et un grand espace de vente sur un lieu emblématique, qui devrait être cette année le Vieux-Port. Pour cette partie de la manifestation, les libraires ont fait évoluer leur mode de fonctionnement depuis deux ans. Au lieu de tenir chacun un stand avec leur fonds, ils proposent désormais aux visiteurs des stands thématiques, pour lesquels ils se partageant commandes et bénéfices.
Publication.
Depuis l’année dernière, l’association publie aussi, avec les éditions du Bec en l’air, un ouvrage réunissant les textes des auteurs invités écrits pour l’occasion.
L’événement, dont le coût global s’élève à 200 000 euros, s’appuie sur les subventions de la Drac, de la municipalité, du conseil général des Bouches-du-Rhône, du CNL et de la Sofia. En 2013, il a généré 25 000 euros de ventes pour les libraires, soit deux fois plus qu’en 2012. Pour l’avenir, Marie-Dominique Russis envisage de nouveaux partenariats avec les acteurs culturels locaux.
La Voie des indés, physique et virtuel
Depuis deux ans, l’association des libraires du Nord-Pas-de-Calais Libr’Aire et le site communautaire Libfly organisent une opération commune baptisée La Voie des indés, afin de proposer une rentrée littéraire alternative mettant en avant les éditeurs indépendants. Durant un mois, la production d’environ 70 à 80 éditeurs est mise à l’honneur simultanément sur le site Libfly, via les chroniques des blogueurs, et dans les librairies, où sont aussi organisées des rencontres.
Comme l’explique Nolwenn Vandestien (chargée de coordination pour Libr’Aire), "les libraires et Libfly sélectionnent des éditeurs avec lesquels ils souhaitent travailler. Ces derniers proposent alors des titres parus entre avril et octobre. IIs les envoient à Libfly pour qu’ils soient chroniqués et suggèrent aux libraires des invitations d’auteurs en fonction de leur disponibilité… sachant que l’association prend en charge leurs déplacements."
Grâce à Libfly, l’opération s’est étendue dès sa deuxième édition en Ile-de-France, où elle a impliqué une vingtaine d’établissements. Pour Lucie Eple (Libfly), "La Voie des indés permet de valoriser le libraire indépendant et son rôle de prescripteur. Mais c’est aussi une belle démonstration de complémentarité entre les réseaux physiques et virtuels."
L’opération a déjà fait l’objet d’un partenariat avec Mediapart ainsi qu’avec les Soirées de la petite édition (librairie du cinéma MK2 Quai de Loire, à Paris). Et, surtout, une association baptisée La Voie des indés a été créée au mois de décembre afin de porter la manifestation à l’échelle nationale, avec le soutien déjà acquis de la Région Ile-de-France.
A Troyes, tout est mutualisé
Fondé il y a vingt-sept ans, à la double initiative des libraires et de la municipalité, via l’association Lectures et loisirs, le salon de Troyes, classé deuxième dans le secteur de la jeunesse après celui de Montreuil, est intéressant en raison du mode d’organisation adopté par les libraires. Impliqués principalement dans le volet commercial (la programmation étant réalisée par Lectures et loisirs), ces derniers ont créé, dans le courant des années 1990, un groupement d’intérêt économique (GIE) consacré à la manifestation, qui fonctionne toujours et réunit cinq libraires. Dans de nombreux salons, les libraires gèrent chacun leur stand et font caisse à part, ce qui oblige le visiteur à régler séparément ses achats. A Troyes, on paie en une seule fois. "Tout est mutualisé, explique Inès Champion, à la tête de la librairie troyenne Le Chat de gouttière. On se partage à la fois les recettes et les coûts. Bien sûr, on se partage aussi le travail. Pour les auteurs invités, on décide ensemble des quantités, et pour le reste, le travail est réparti par diffuseurs." Après, c’est le GIE qui passe les commandes, grâce à un compte ouvert chez les fournisseurs utilisé uniquement pour le salon, qui embauche les deux personnes s’occupant de la logistique ainsi que les caissières, qui paie le service de sécurité… En tenant compte du pourcentage des ventes retenu par Lectures et loisirs, le GIE a reversé l’an dernier quelque 8 000 euros à chaque librairie, montant sur lequel ces dernières doivent ensuite retirer leurs propres frais (personnel présent sur les stands, temps de préparation…). "A mon avis, on dégage avec cet événement une rentabilité assez normale pour notre activité, observe François Larcelet, fondateur du GIE et patron de la librairie Larcelet à Saint-Dizier, mais c’est de toute façon un plus bienvenu."