Georg est mort. Et pour Ellinor, sa femme, 70 ans, est venue l’heure des bilans. L’heure terrible des souvenirs et la nécessité de les réorchestrer. Alors, Ellinor va prendre sa plume et écrire une lettre à une femme qui ne la recevra pas. Elle s’appelle Anna, la première femme de Georg, morte quarante ans auparavant, victime d’une avalanche qui a également emporté son amant, Henning, le premier mari d’Ellinor… Restés seuls et en quelque sorte doublement trahis, par la mort de leurs conjoints autant que par leur infidélité, les deux veufs, par crainte de la solitude et puis par amour tout de même, cet amour qui est d’abord une fleur du quotidien, parce qu’il y a des enfants à élever, une vie à mener, vont cheminer ensemble. Ellinor a donc, toute honte et toute rancœur bues, bien des choses à écrire à Anna. Des choses de leur amitié, de son destin d’enfant pauvre exilée dans les quartiers bourgeois, des années passées à attendre une impossible consolation. Et tandis qu’elle vend sa maison, que les enfants qu’elle a élevés s’éloignent d’elle (à moins que ce ne soit l’inverse), que le présent est incertain et que le passé, si douloureux soit-il, demeure son seul refuge, Ellinor peut enfin prendre le temps de se souvenir, de se souvenir vraiment.
Ces repas oubliés, ces mots que l’on a cru entendre, ces pauvres confessions, toute cette brocante un peu pathétique, c’est elle. Comme rendue à elle-même. Pas de doute. Cet air de rien, de ne pas y toucher, de vase brisé, c’est bien le grand air de Jens Christian Grøndahl. Quelle n’est pas ma joie, l’histoire d’Ellinor, est son onzième livre traduit en français. C’est l’un des plus condensés, des plus gorgés de chagrin et de beauté mêlés. Cette "lettre à l’absente" est aussi une libre variation sur l’absence. Grøndahl emporte l’adhésion par ce curieux naturalisme incertain qui est sa marque de fabrique. Ses personnages, si parfaitement dessinés pourtant, ne se nourrissent que de lignes de fuite. Le réel aussi chez cet immense romancier a quelque chose du tremblé du souvenir. Olivier Mony