Tom Kaczynski est né à Gdansk il y a tout juste quarante ans avant d’émigrer aux Etats-Unis. Son éditeur nous dit qu’il a « appris à lire en lisant des ouvrages capitalistes américains dans la Pologne communiste », et sans doute fallait-il en effet qu’il ait expérimenté ce décalage surréaliste pour livrer ces Derniers tests avant l’apocalypse, l’un des albums les plus surprenants de la rentrée. En une douzaine d’histoires, de 1 à 32 pages, d’« aventures de la modernité » où font volontiers irruption le fantastique et la science-fiction, l’auteur, influencé par l’univers de J. G. Ballard et la technique narrative de Daniel Clowes, établit avec un humour sarcastique un diagnostic édifiant de l’état du monde.
Chaque séquence se présente comme une expérience. En observateur agile et en penseur critique, Tom Kaczynski y plonge un personnage - jeune cadre, chercheur, acteur, architecte… - qui pourrait être son double sans pour autant avoir toujours les mêmes traits. Avec des chiffres pour titres (« 100 000 km », « 10 000 ans », « 100 décibels », « 976 m2 »), les premières s’efforcent de prendre la mesure d’un monde dont le développement de l’automobile et l’urbanisation galopante ont brouillé tous les repères spatiaux et temporels. « La voiture est un incubateur, une boîte à questions, une expérience psychologique, une chambre de dérivation », écrit notamment l’auteur, qui a l’art de faire de chaque dessin une preuve ou un argument, porté par une forte charge humoristique, fût-elle noire.
Le patient d’une psychanalyste rêve qu’il est projeté dans un futur déstabilisant. Un jeune couple ne reconnaît plus le quartier où il revient habiter après avoir vainement tenté la vie de banlieue. Un autre vit un enfer en faisant le chemin inverse… Peu à peu, l’album prend son rythme, traquant nos névroses collectives jusque dans la préhistoire, dynamitant l’hypocrisie écologique des start-up de la nouvelle économie ou les dérives de l’urbanisation. Des lignes de force de l’apocalypse annoncée surgissent : le bruit, la transformation déshumanisante de l’environnement urbain, la déresponsabilisation et la dépossession des individus. Brillante parabole autour de la figure emblématique de l’architecte égyptien de l’Antiquité Imhotep, la dernière microfiction clôt l’album sans le départir de sa séduisante étrangeté. Fabrice Piault