Si on a bien compris son histoire à travers les bribes qu’il nous en livre de-ci de-là, Stéphane Chaumet a été en poste au consulat général de France à Lattaquié, en Syrie, l’antique Laodicée, grand port sur la Méditerranée et fief des Alaouites - le clan de musulmans chiites « libéraux » auquel appartient la famille el-Assad -, en 2004-2005. Poète, auteur d’un premier roman, Même pour ne pas vaincre, paru au Seuil en 2011, il a tiré de cette expérience un livre inclassable et sensible, à la fois récit autobiographique, carnet de « choses vues » dans un pays sublime et passionnant, collection de rencontres amoureuses ou juste amicales, témoignages sans fard de personnages attachants qui montrent au lecteur la vraie Syrie, vécue de l’intérieur par un observateur privilégié et en totale empathie, pas celle des touristes.
Bien sûr, la guerre civile qui déchire le pays depuis deux ans ajoute au livre, déclaration d’amour, une dimension funèbre. Nostalgique, non point d’un « paradis perdu » : Chaumet et ses amis syriens ne dissimulent ni le poids de la dictature, relayée par les moukhabarat, sa redoutable police secrète, ni surtout celui de la tradition, avec ses interdits sociaux, moraux, plus ou moins dissimulés sous le voile de la religion. «Tu peux tout faire du moment que rien ne se sait », dit très bien Marwan, paria parce que kurde, et marié en secret avec une femme sunnite.
Depuis son indépendance après la Seconde Guerre mondiale, plus que chaotique, la Syrie est une république arabe laïque, majoritairement musulmane mais pluriethnique et multiconfessionnelle, comme son voisin irakien, mais aussi un chaudron en perpétuelle ébullition que la dictature maintenait en paix. C’en est aujourd’hui fini, le pays s’enlisant dans le bourbier sanglant que l’on sait, dont nul ne peut prévoir l’issue.
On espère que Michel le chrétien, amoureux de Sarab, la fille d’un général sunnite mis à pied par le régime, Samer et Majid, les Alaouites, trois jeunes médecins qui avaient prévu de partir pour la France y sont parvenus avant les événements. Avec eux, en toute franchise et avec humour, « Stifane » a parlé d’amour et de politique, des femmes, en cheveux ou voilées - que les Alaouites appellent les « sacs poubelles » -, du « gène de la tradition » chez les garçons et de l’aspiration de tout un peuple à la liberté.
Avec Chaumet, on espère qu’elles ne sont pas mortes, ses amies Dalia, Nisrine, Bassa, Dalale, Hiba, ni Marie et Bernadette, les carmélites, ni ses copains Hafez et Bassel, deux étudiants qui travaillaient en plus, l’un pour la police secrète politique, l’autre pour la police militaire. Et que Victor, le vieux peintre français homo, « le Charlus des faubourgs » de Lattaquié, n’a pas été victime du djihad en marche.
J.-C. P.