Auteur de cinq essais dont, chez Buchet-Chastel, Tentative d’assassinat du bourgeois qui est en moi (prix du Pamphlet en 2009) et Vers une libération amoureuse : propositions romantiques, érotiques et politiques (2012), le philosophe Yann Kerninon a décidé d’apprendre à 38 ans à jouer de la guitare électrique. Puis monte ensuite un groupe, compose des chansons et les joue sur scène. Sa première ambition : "faire énormément de bruit". Mais derrière un élan en forme de "pourquoi pas ?", il s’agissait surtout de trouver un sens au "non-sens absolu", d’affronter l’absurdité radicale dont le garçon fait depuis longtemps l’expérience concrète et quotidienne. Lui pour qui, parmi les options pour habiter ce "monde sans Dieu, sans utopie et sans sens…", pousser le plus loin possible "les idées idiotes" est un kit de survie, presque une morale. Or "pour chanter le désespoir dans un monde livré à l’absurdité radicale, il nous fallait inventer un nouveau genre musical ouvertement absurde". Ce sera, pour Kerninon biberonné au punk, au hard rock et au metal, mais plus dandy que guitar hero, le "fuck metal" qui va s’incarner dans un groupe improbable, Cannibal Penguin. Le nom s’inspire notamment d’une blague qui "sépare l’humanité en deux camps", précise-t-il : ceux qui cherchent à la comprendre et ceux, plus rares, qu’elle fait rire. Inutile de préciser que Kerninon appartient à la deuxième catégorie, à la "confrérie des pirates du vide".
L’odyssée du pingouin cannibale raconte une aventure aussi musicale qu’existentielle. On suit notre pingouin cannibale en quête de partenaires (Alex, le copain de classe prépa, cadre de l’industrie, ressort sa basse, et Louis, gendarme amateur d’opéra, rallie la formation comme deuxième guitare avant qu’André-Charles, batteur expérimenté, lui, ne rejoigne le groupe), en quête "du son", en quête de chanteur (c’est lui qui s’y collera finalement…). C’est absurde et réjouissant. Mais le leader est philosophe - magicien professionnel depuis plus de vingt ans, aussi ! - et l’épopée du groupe sert en réalité de fil rouge à une réflexion conceptuelle où l’essayiste tente de penser l’absurde après les Sex Pistols et les Monty Python. D’actualiser la notion, trop années 1950 selon lui, théorisée par Camus dans son Mythe de Sisyphe. Ou, plus hardi encore, de démontrer l’enjeu de la pensée de Heidegger sur ce sujet.
Dépression, angoisse, solitude, condition de mortel impuissant, suicide…, l’essai pourrait ne déverser en boucle que la bile noire de cet écorché mélancolique si ne cohabitait chez lui un "inépuisable désir de vivre". Le cocktail s’avère contre toute attente très énergisant. Et le jusqu’au-boutisme de l’entreprise honore le sixième des onze commandements de la Cannibal Penguin attitude. "Fais n’importe quoi, mais fais-le bien." Véronique Rossignol