L’eau est son élément. Avec la terre et les pierres, le vent et les arbres, la matière naturelle, au contact desquels les fictions d’Emmanuelle Pagano puisent leur sensualité primitive, leur force narrative. Toujours aussi impressionnante dans ce septième livre chez P.O.L, Ligne et fils, premier volet d’une "trilogie des rives", roman écrit pendant son séjour à la villa Medicis, loin du plateau ardéchois où l’écrivaine, née en 1969 en Aveyron, a fait sa vie. Mais c’est dans cette Ardèche jamais explicitement nommée qu’elle a situé l’histoire sur quatre générations d’une lignée de mouliniers, racontée au XXIe siècle par l’arrière-petite-fille de la famille.
Dans ce roman, la plupart des personnages n’ont pas de noms, désignés seulement par leur relation avec la narratrice. Et quand ils en ont, leur patronyme est un toponyme puisque l’écrivaine travaille ici encore la cohabitation, la confrontation de l’homme et du paysage, l’empreinte de cette relation dans le corps des lieux. L’arrière-grand-père maternel porte ainsi "un hydronyme", celui de la rivière, La Ligne, près de laquelle il est arrivé seul à 10 ans d’on ne sait où, recueilli à "la fabrique", l’usine de moulinage de fils de soie, une "usine-orphelinat" construite sur les rives. La narratrice, mère d’un garçon de presque 16 ans, a grandi avec ses parents dans un village d’une vallée proche, près d’une autre rivière, et est retournée vivre là après son divorce, y accueillant un week-end sur deux, son "petit garçon" dont elle a perdu la garde.
Avec Emmanuelle Pagano, qui a choisi, pour écrire En cheveux - une longue nouvelle de commande dans le cadre de la collection "Récits d’objets", coéditée par Invenit et le nouveau Musée des confluences à Lyon -, un châle en soie de mer, la métaphore textile s’impose : son écriture file, noue et tord les fils du réel pour bâtir de la fiction. Avec une formidable précision documentaire : les étapes techniques du processus traditionnel de dévidage et de torsion des fils de soie, déroulés des cocons de bombyx du mûrier, l’organisation sociale des communautés et des familles vivant de cette industrie locale, l’évolution des techniques, l’histoire politique de ces contrées refuges… Une histoire collective mêlée à la voix d’une femme qui évoque sans psychologie son itinéraire de mère déchue, de fille liquide, de lait et de larmes. De fille de l’eau, elle aussi, cette eau "qui décide des paysages" depuis les âges géologiques, eau douce des rivières, libre ou contrainte, l’eau stagnante des tourbières des hauts plateaux, celle dérivée dans les béals pour alimenter les moulins, ou sujet de conflits vicinaux pour les "droits d’eaux". L’eau autour des rochers à plongeons, des plages à guinguette, à baignades d’enfance, à beuveries d’adolescence… Toutes les mémoires de l’eau. Véronique Rossignol