Les trois principaux protagonistes de cette histoire du petit déjeuner, la première du genre en français, sont, par ordre d’apparition sur les tables matinales, le chocolat, le café et le thé. Depuis le XVIIIe siècle, ces boissons chaudes se sont imposées en Europe occidentale, d’abord comme des produits de luxe puis comme des denrées courantes en remplaçant les soupes et les bouillies pour ce premier repas de la journée.
Avec érudition mais aussi avec beaucoup d’esprit, Christian Grataloup suit les méandres de ces trois produits, de leurs pays de production où ils furent découverts jusqu’à nos tasses. Pas étonnant que ce soit un géographe - ou plutôt un géohistorien, professeur émérite à l’université Paris 7 et à Sciences po Paris - qui se soit attelé à une telle chronique. "Le petit déjeuner ne résume sans doute pas l’histoire mythique du monde, mais il reflète sa géographie." A le lire, on pourrait même y voir une carte assez représentative de la mondialisation.
Ce repas vite pris apparaît il y a trois siècles au moment où les produits exotiques (thé, café, chocolat et sucre) entrent en Europe occidentale par trois portes : Séville pour le chocolat, Venise pour le café, Amsterdam puis Londres pour le thé. Ainsi, explique Christian Grataloup, le déjeuner devient petit au moment où le monde est devenu grand.
Cela ne s’est pas fait sans heurts ni drames. Dans ces tasses, on peut certes voir la mondialisation à l’œuvre, mais aussi l’esclavage. Sans oublier la géopolitique qui s’invite dans les tractations des grandes compagnies des Indes ou d’ailleurs. Le commerce de ces plantes lointaines a parfois entraîné des bouleversements dans les pays producteurs. Ainsi le thé a-t-il joué un rôle majeur en Chine dans la première guerre de l’opium (1839-1842) qui a opposé le Royaume-Uni et l’empire Qing. On peut ainsi considérer que la cession de Hong Kong aux Britanniques est une conséquence inattendue de l’engouement européen pour le breakfast.
De cette même Chine sont venues les tasses en porcelaine pour servir thé. Puis le petit déjeuner s’est étoffé, notamment, en France, avec l’apparition du croissant dans une boulangerie parisienne en 1837, de la baguette sous le second Empire et du grille-pain au début du XXe siècle. Des pétales de céréales, inventés durant la guerre de Sécession aux Etats-Unis, au Banania, Christian Grataloup passe en revue tout ce qui constitue les gourmandises du matin. Il n’en oublie pas la dimension sociale et économique comme marqueur de l’urbanisation et dopant de la société industrielle. On a besoin de caféine pour aller travailler. "Si c’est le monde que l’on boit dans sa tasse, c’est sa société que l’on y trempe !"
Le petit déjeuner, lui-même, subit les effets d’une standardisation alimentaire. A la différence des autres repas, les ingrédients varient peu, les préparations sont rapides et la convivialité réduite au minimum. D’ailleurs, aucun chef n’est étoilé pour son petit déjeuner. Ce mal-aimé de la gastronomie a néanmoins trouvé son biographe. On sait désormais qui est vraiment l’ami du petit déjeuner.
Laurent Lemire