Histoire

Les grands procès: un territoire d'écriture

Les grands procès: un territoire d'écriture

A travers Les Grands ProcèsUn territoire d’écriture, Catherine Puigelier s'intéresse autant aux grands procès dans l'histoire qu'à l'histoire des grands procès. Et notamment le procès de Flaubert et de Madame Bovary.

J’ai déjà évoqué au début de de l’été, dans le cadre de cette chronique, des parutions liées au vaste et foisonnant courant universitaire Droit & Littérature.

Rappelons que cette aire de recherche recouvre des situations variées, allant du droit applicable à la littérature (qui comprend notamment le droit d’auteur) au droit comme littérature (concept anglo-saxon traitant de la narrativité du droit), sans oublier « la littérature comme supplément rhétorique au discours juridique » (pour reprendre les termes d’un colloque fondateur organisé en 2006 par la Cour de cassation), l’impact des écrivains sur la justice (de Voltaire à Zola)  ou encore la place du droit dans la littérature. Les criminels chez Truman Capote, André Gide ou Jean Giono, les contrats chez Balzac, le serment chez Shakespeare, le procès chez Kafka ou Dostoïevski, attestent de la richesse de ce dernier thème.  

C’est cette fois la professeure Catherine Puigelier, qui enseigne à l'université Paris Lumières (Paris VIII) et est membre du Laboratoire de droit social de l'université Panthéon-Assas (Paris II) qui livre coup sur coup six volumes, bilingues (franco-anglais), publiés par Mare & Martin dans sa collection Droit & littérature.
         
Ils sont livrés sous le titre Les Grands ProcèsUn territoire d’écriture.

De fait, la très prolixe – et je sais de quoi je parle - Catherine Puigelier s’intéresse aussi bienaux « grands procès dans l’histoire » qu’à « l’histoire des grands procès ».

Elle s’en explique ainsi : « Qu’est-ce qu’un grand procès ? Le temps ou l’espace influent-ils sur la qualité de grand procès ? L’histoire des grands procès (ou l’histoire de la justice) est un sujet passionnant mais en proie – au-delà de l’archive ou dudit document historique ou scientifique – à un strict contrôle d’autres regards. Il semble toutefois possible de distribuer l’histoire des grands procès en deux éléments principaux. Il existe : - d’une part, des grands procès dans l’histoire, - d’autre part, une histoire dans les grands procès. Ce bipartisme peut être lu à la lumière de la littérature. Une lecture essentielle dans les bouleversements de la mondialisation de la justice. »

Ses travaux mélangent savamment une longue analyse savante et des documents judiciaires de première importance. Il est difficile de citer ici tous les sujets que son goût pour la recherche lui fait étreindre. 

L'exemple de Flaubert et de Madame Bovary

Contentons-nous d’en choisir un pour l’exemple et le rappel toujours nécessaire de la vie des chefs-d’œuvre tels que Madame Bovary. Les déboires de Flaubert avec des censeurs de natures variées commencent avant même l’impression de Madame Bovary

Rappelons que ces péripéties sont d’abord le fait de ses propres amis. En mars 1856, il travaille depuis près de cinq ans à son premier roman quand il le soumet à son ami Maxime Du Camp, dont les entrées à la Revue de Paris sont censées lui permettre de publier Madame Bovary en feuilleton. Les choses ne se déroulent cependant pas tout à fait comme prévu. Un extrait de la lettre que Du Camp lui envoie en guise de réponse : « Laisse-nous maîtres de ton roman pour le publier dans la Revue ; nous y ferons toutes les coupures que nous jugeons indispensables ; tu le publieras ensuite en volume comme tu l’entendras, cela te regarde. » Il achève par ces mots : « Tu dois me maudire de toutes tes forces, mais songe bien que dans tout ceci je n’ai en vue que ton seul intérêt. » C’est peu dire que Flaubert mauditson ami. Au dos de la lettre, il trace d’une main fulminante : « Gigantesque » !

Le roman paraît tout de même en six livraisons dans la revue, bien que l’abondante correspondance échangée entre son directeur, Léon Laurent-Pichat, et Flaubert, témoigne d’âpres négociations pour en conserver la maîtrise, d’une part ; pour en retrancher les passages les plus susceptibles de se retrouver dans le collimateur de la très sourcilleuse police des mœurs impériale, d’autre part. Peine perdue. C’est à cette parution en feuilletons que s’en prend, au tout début de 1857, l’héroïque gardien de la morale, l’impavide procureur Ernest Pinard, avant de traîner devant les juges l’auteur des Fleurs du Mal, Baudelaire, au cours de l’été, puis, quelques semaines plus tard, celui des Mystères du Peuple, Eugène Sue.

C’est que les controverses dont ont été précédées la plupart des parutions des six parties de Madame Bovary ont fini par dépasser le cadre feutré des échanges épistolaires de l’auteur avec l’équipe de la Revue de Paris : Flaubert a menacé celle-ci d’un procès si ses interlocuteurs persistaient à mutiler son texte, une note furibarde de l’écrivain déplorant les coupes accompagnait l’une des livraisons, un article du Figaros’est ému de ce que les amours adultérines d’Emma risquait de « glisser dans le vulgaire »… De fait, trois jours après avoir signé un contrat avec Michel Lévy – le père des futures éditions Calmann-Lévy – pour la publication de son roman, Flaubert apprend qu’une instruction judiciaire vise Madame Bovary.

Le 29 janvier 1857, Flaubert, le directeur de la Revue de Paris et son imprimeur sont poursuivis pour « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs », devant la sixième chambre du tribunal correctionnel de la Seine. Mais le talent oratoire de Maître Senard, conseil de l’écrivain, et la force implacable de ses démonstrations ont raison des maigres arguments avancés par l’accusation, qui peine un peu à dire en quoi le roman présente un quelconque risque d’atteinte à la paix sociale ou domestique.

En définitive, Flaubert s’en sort avec un « blâme » pour « le réalisme vulgaire et souvent choquant de la peinture des caractères », Madame Bovary échappe à l’interdiction… et l’écho suscité par le procès offre au roman, édité deux mois plus tard, une publicité considérable.

Le blâme n’est pas une relaxe, mais la moins sévère des sanctions pénales. C’est ainsi que, contrairement à ce qui a été souvent dit et écrit, Flaubert a bel et bien, en droit, perdu son procès. La qualité des œuvres de Catherine Puigelier et le respect dû à l’histoire judiciaro-littéraire imposent de le souligner.
 
 
 
 

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