Livres Hebdo : Aux Souterrains, il y a l’idée que les textes publiés correspondent aux « fondations de la maison » du Sous-sol. Qu’est-ce qui fait qu’un texte ou un auteur devient une des « fondations » d’une maison d’édition ?
Adrien Bosc : En dépit des ventes ou des méventes parfois, un livre n’a pas qu’une seule vie, mais plusieurs. Il s'agit de rendre les pierres de la maison apparentes par cette collection de poches. Les textes choisis sont les soubassements, quelques piliers. Ce sont pour la plupart des livres fondateurs pour nous, des auteurs emblématiques - Ted Conover, Joseph Mitchell, Maggie Nelson, Deborah Levy cette année (et dans les prochaines années Gay Talese, Susan Orlean, Ben Marcus, Max Porter, David Samuels, Janet Flanner, etc.). Ce sont aussi des textes parus ailleurs, épuisés, disparus, mais dont la présence était comme souterraine dans notre travail. Comme Janet Malcolm en janvier avec Le journaliste et l’assassin, mais à l’avenir pourquoi pas des textes de John Reed, de François Maspero, de George Orwell, de James Agee, de John Jeremiah Sullivan, de Frank Westerman. Nous publierons peu, 6 à 7 poches par an, soit en s’appuyant sur la parution d’un nouveau livre d’un de ces auteurs (c’est le cas en février avec le nouveau récit Là où la terre ne vaut rien de Ted Conover et le passage en poche de son premier récit Au fil du rail), soit d’un livre attendu dans ce format depuis longtemps (Bleuets de Maggie Nelson, par exemple).
Quels sont les enjeux, pour une maison comme le Sous-sol, de créer une collection poche ?
L’enjeu est réel. Créer, maintenir, tenir son fonds, c'est autant un enjeu économique pour une maison – le gage même de son indépendance et de sa liberté –, que la confirmation qu’un geste éditorial s’inscrit dans la durée, que les textes vivront. Les livres de Deborah Levy, Maggie Nelson, William Finnegan, David Grann, Mariana Enriquez, Laura Vazquez vivent au-delà de la première année et ont offert à la maison une grande assurance. Je viens de maisons d’édition pour qui le fonds est la garantie d’une ambition éditoriale, Allia ou le Seuil avec les collections Points.
Pourquoi créer cette nouvelle collection et comment répartirez-vous les textes qui figureront en Souterrains et chez les autres éditeurs poche ?
Cela se fera en deux temps. Nous savons bien différencier le travail d’une collection de fonds comme Souterrains de l’expérience et de la place des éditeurs poche majeurs. La capacité de ces derniers à faire d’un succès en grand format un plus grand succès en poche, au-delà de son lectorat premier. Ainsi Mariana Enriquez, William Finnegan, Emilienne Malfatto, Manuel Vilas, David Grann resteront chez des éditeurs de poche majeurs dans un premier temps, puis nous déciderons de les rapatrier après plusieurs années d’exploitation, en fonction de leur rotation. Exception faite de certaines œuvres singulières qui nécessitent par contre d’être en grand format et en poche dans la maison, je pense à Deborah Levy.
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C’est Deborah Levy qui a en fait ouvert le bal de cette collection, l’an dernier, avec la parution de sa trilogie Autobiographie en mouvement en petits formats, lorsque paraissait La Position de la cuillère. Pourquoi ces textes, pourquoi cette autrice comme point de départ de la création des « souterrains » ?
Nous y réfléchissions depuis plusieurs années. Deborah Levy et son agent nous ont demandé de garder au sous-sol les titres en poche, avec un façonnage et une mise en page similaires à ceux de la trilogie. Cela était tant une évidence pour les libraires et les lecteurs de la maison que nous avons décidé de poursuivre dans cette lancée. La collection aurait vu le jour quoiqu’il arrive, mais peut-être, manquait-il cette demande d’une autrice aussi emblématique que Deborah Levy pour nous décider. La charte verticale est née, avec une place certaine pour le texte, mais aussi pour l’illustration, la photographie. Puis le nom, puis la gravure de Piranese comme un écho de celle de William Blake. Et les premiers livres.
Le premier texte que vous publiez dans cette collection officialisée n’est pas un texte du catalogue : Le Journaliste et l’assassin, de Janet Malcom (dont vous avez déjà publié La Femme silencieuse). C’est un grand classique de la littérature de non-fiction, du récit journalistique. Quelle est l'histoire de ce livre ?
C’est un classique de la littérature du réel, un texte vertigineux pour comprendre les implications de ce type de récits, leur position morale, les conséquences de cet attrait parfois rapace pour la vie des autres. Un livre fondateur pour nombre des écrivains reporters, pour David Grann par exemple, mais aussi pour Emmanuel Carrère. L’éditeur Julien Charnay qui avait créé la collection Washington Square chez Bourin l’avait fait découvrir aux lecteurs français il y a une dizaine d’années. Malheureusement, le texte était épuisé, et après la parution de La femme silencieuse, l’autre livre de Janet Malcolm portant sur l’éthique du récit, nous avions dans l’idée de le reprendre d’une façon ou d’une autre.
Je crois que ce que l’on publie ou republie explique bien mieux une ligne éditoriale que de grandes déclarations d’intention… Je considère ce livre comme un manifeste.
Parmi les titres à paraître en juin : Le Temps du reportage, de Robert Boynton et Le Fond du port, de Joseph Mitchell. Aucun titre français pour l’instant n’apparait dans le programme. Est-ce une simple coïncidence ou un choix ? Quels ont été les critères premiers pour la programmation poche 2024 ?
Simple coïncidence. Le critère premier a été d’abord de mettre l’accent sur la littérature du réel et le journalisme narratif (Le Temps du reportage, le Fond du port, le journaliste et l’assassin, etc.) et à des livres cultes (Bleuets de Maggie Nelson, la trilogie de Deborah Levy). Dans les années qui viennent, il y aura des récits et des romans d’écrivains français.
La particularité du Sous-sol est de présenter des textes dont les contours formels sont poreux, aux genres indéfinis, qui parfois relèvent de l’enquête littéraire, parfois du récit journalistique, d’autres à portée plus réflexive ou qui interrogent l'écriture de soi. Quelles qualités d’un texte recherchez-vous ?
On a vite fait de transformer ces lignes poreuses en lignes nouvelles alors qu’elles sont au fondement des avant-gardes. Si vous relisez les entretiens de Denis Roche lors de la naissance de Fiction & cie, vous entendrez cette idée d’un effacement des genres, d’une revendication du « & cie » comme lieu d’indétermination fécond, par-delà la fiction, mais sans la refuser, ni la nier, mais en l’accueillant parmi d’autres genres, sans qu’il y ait de primat. Oui, les auteurs de la maison bousculent les genres, des poètes qui font roman (Manuel Vilas, Maggie Nelson, Laura Vazquez, Antoine Wauters), des reporters qui vont vers la fiction (Nathaniel Rich, Emilienne Malfatto) des romanciers qui réactivent le fantastique (Mariana Enriquez, Phoebe Hadjimarkos Clarke en janvier), surtout ils refusent tous l’assignation définitive à une forme. Il y a une revendication d’une liberté souveraine dans l’écriture. Nous avons gardé de nos débuts cette citation des Carnets du sous-sol de Dostoievski comme un mantra, une façon de nous rappeler à l’ordre, à la fois sur ce qu’est un livre, et que la littérature meurt d’être tiède. Je la reprends parce qu’à mon sens elle dit mieux l’intention d’ensemble : « Laissez-nous seuls, sans les livres et nous serons perdus, abandonnés, nous ne saurons pas à quoi nous accrocher, à quoi nous retenir ; quoi aimer, quoi haïr, quoi respecter, quoi mépriser ? »