C'est un autre ensemble de faits que propose aujourd'hui Marcel Cohen après une mémorable trilogie parue entre 2002 et 2010 sous la couverture blanche de Gallimard. Dans la collection « L'un et l'autre » du regretté J.-B. Pontalis, il signe un texte remarquable, Sur la scène intérieure. L'auteur du Grand paon-de-nuit (Gallimard, « Le chemin », 1990) y évoque tout ce dont il se souvient et tout ce qu'il a pu apprendre sur son père, sa mère, sa soeur, ses grands-parents paternels, deux oncles et une grand-tante disparus à Auschwitz en 1943 et 1944.

D'eux, il reste quelques objets : un coquetier, un petit chien jaune en toile cirée, un violon. Quelques clichés, des témoignages. Tous étaient des immigrés, des apatrides. Tous avaient vu le jour à Istanbul ou à Constantinople avant de rallier Paris et de périr dans un camp.

Voici Maria, qui se faisait appeler Marie, à qui personne ne résistait. Une mère qui tendait à son fils Marcel la main droite pour traverser la rue, refusait d'éplucher oignon, échalote et ail. Voici Jacques. Un père, violoncelliste à ses heures perdues, qui utilisait de la gomina et décrétait : « C'est bon, mais c'est chaud » avant d'avoir avalé sa première cuillerée de potage.

Voici Sultana, grand-mère dont le mouchoir imbibé d'eau de Cologne dépassait de sa manche. Ou Mercado, grand-père qui avait toujours froid en hiver.

L'écrivain parle de la malle où il se cachait petit dans l'appartement du boulevard des Batignolles. De la brasserie Wepler devant laquelle sa mère ne passait pas puisque l'enseigne avait été réquisitionnée par l'armée allemande. Du jour où la bonne l'avait emmené jouer au parc Monceau alors que la police faisait irruption dans l'appartement de ses parents...

On ne saurait trop recommander la lecture de ce poignant livre jalonné « de silence, de lacunes et d'oubli ». Un volume où Marcel Cohen interroge les témoins et les photos. Où il retrouve les odeurs et les parfums, et compose avec la sobriété qu'on lui connaît une stèle pour les disparus.