Avec le Guide mondain des villages de France (Allary, 24 mars), Matthias Debureaux propose un guide touristique tout à fait inédit. Pendant quatre ans, il a "sillonné la France" à vélo afin de découvrir les liens entretenus avec des localités méconnues et des personnalités internationales. Parmi eux, 126 auteurs et autrices. Livres Hebdo a sélectionné les bonnes feuilles de ce titre de 688 pages tiré à 20 000 exemplaires.
Un lancement hors-norme
- Gertrude Stein et Alice B. Toklas à Culoz (Ain, Auvergne-Rhônes-Alpes)
La poétesse américaine Gertrude Stein et sa compagne, la femme de lettres Alice B. Toklas louent à partir de 1929 un manoir à Billignin, un hameau de Belley. "Au début de 1943, le propriétaire de leur manoir les met en demeure de quitter la propriété. Plutôt que de fuir en Suisse comme les y incite leur avocat, elles rejoignent alors Culoz, à une vingtaine de kilomètres de Belley. Le couple s’installe au Clos Poncet, une maison bourgeoise entourée d’un vaste jardin, tout près de l’église du village. Vêtue d’une ample jupe-culotte, coiffant ses cheveux ras d’un casque colonial, Gertrude Stein ne passe pas inaperçue lors de ses sorties dans les rues du village en compagnie d’Alice, qui arbore pour sa part une coupe courte à la frange audacieuse. Défiant le destin, les Américaines n’hésitent pas à promener Basket, leur caniche blanc, tout près du dépôt ferroviaire où stationnent des soldats allemands. Gertrude Stein ne prend pas davantage la peine de cacher ses collections d’« art dégénéré » : dans le salon du Clos Poncet trône son portrait peint par Picasso en 1906, qui, pour pousser la provocation encore plus loin, est accroché à l’horizontale. Alice et elle peuvent de fait compter sur la complicité des habitants du village, qui les ont adoptées dès leur arrivée, séduits par leur originalité et leur simplicité. Les Culoziens vont tout faire pour les protéger. Le maire, Justin Rey, bravera ainsi les instructions des autorités allemandes, qui, dans chaque commune française, exigent de se faire communiquer l’identité et l’adresse de tous les résidents étrangers. En septembre 1944, les troupes alliées pénètrent dans Culoz. Les deux Américaines retrouvent bientôt Paris. Moins de deux ans plus tard, à l’âge de 72 ans, Gertrude Stein s’éteint à l’hôpital américain de Neuilly-sur-Seine. Elle est enterrée au Père-Lachaise, où Alice Toklas l’a rejointe en 1967."
- Oscar Wilde à Berneval-le-Grand (Seine-Maritime, Normandie)
"« Comment Wilde a-t-il pu choisir Berneval pour y vivre ? C’est lugubre ! », s’exclama André Gide lors d’une de ses visites. C’est pourtant dans cette campagne en bord de mer que l’auteur irlandais, alors en exil, écrivit la majeure partie de l’un de ses plus beaux romans, La Ballade de la geôle de Reading.
Après une vie mondaine de dramaturge à succès à Londres, l’écrivain rendu célèbre par son Portrait de Dorian Gray est en 1895 incarcéré pour homosexualité à la prison de Reading. Deux années de travaux forcés plus tard, c’est un homme « cassé » qui gagne la France à la fin du mois de mai 1897, rêvant d’une nouvelle vie. Sous le nom de Sébastien Melmoth, il s’installe à Berneval, dans les deux meilleures chambres de l’unique hôtel du village qu’il aménage à son goût. Ignorant sa véritable identité, les villageois accueillent chaleureusement ce dandy aux belles manières. Dans une lettre à son ancien amant Lord Alfred Douglas, Wilde écrit : « Ici, je me lève à 7 h 30. Je suis heureux chaque jour. Je vais au lit à 10 heures du soir. Paris me fait peur. C’est ici que je veux vivre. » Il compare même le paysage à un coin du Surrey. Selon Gide, le poète se promène sur la plage, se baigne régulièrement, fréquente la paroisse et se lie d’amitié avec le curé. Mais quand, un mois après son arrivée, à l’occasion du jubilé de diamant de la reine Victoria, l’étranger invite une douzaine de petits garçons du village à manger des gâteaux et des friandises en chantant God Save the Queen et La Marseillaise, les habitants de Berneval s’interrogent. On commence à considérer d’un oeil soupçonneux ce Monsieur Melmoth qui ne reçoit que des visites masculines. À la fin de l’été, alors que le secret de son identité vacille, Oscar Wilde finit par quitter le village pour rejoindre son amant à Naples."
- Albert Camus à Villeblevin (Yonne, Bourgogne-Franche-Comté)
"Albert Camus détestait la vitesse et considérait le fait de mourir dans un accident de voiture comme le destin le plus absurde qui soit. C’est pourtant cette triste fin qu’a connue le prix Nobel de littérature, en traversant ce petit village dortoir de la rive gauche de l’Yonne, qui a ainsi acquis une brutale et involontaire notoriété.
Le 3 janvier 1960, le romancier vient de passer les fêtes de fin d’année avec sa famille et quelques intimes dans sa résidence secondaire du Luberon, à Lourmarin. Plutôt que de prendre comme prévu le train avec femme et enfants pour rentrer à Paris, il accepte au dernier moment une place dans la voiture de son ami Michel Gallimard. Camus prend donc la route à bord de la puissante Facel Vega FV3B conduite par l’éditeur, en compagnie de la femme de ce dernier, de leur fille et de leur chien. Remontant la nationale 7, ils déjeunent à Orange avant de foncer vers la Bourgogne. Camus et les Gallimard passent la nuit à l’auberge étoilée Le Chapon Fin à Thoissey, près de Mâcon, qui est aujourd’hui close. Le lendemain matin, le véhicule file non loin du mythique vignoble de Meursault, nom que l’écrivain bon vivant avait malicieusement donné au héros de L’Étranger. Les quatre passagers s’arrêtent pour déjeuner à Sens, à l’Hôtel de Paris et de la Poste. L’écrivain et philosophe termine son repas par un cigare avant de reprendre la route. Après avoir roulé une vingtaine de kilomètres, au lieu-dit Le Petit-Villeblevin sur l’ancienne nationale 5 (actuelle D606), le puissant coupé de marque française fait une embardée, quitte la route et se brise en deux contre un platane. L’enquête des gendarmes privilégiera l’hypothèse d’un éclatement du pneu arrière gauche causé par une vitesse excessive. Albert Camus, qui occupait la place du mort, est tué sur le coup. Grièvement blessé, Michel Gallimard mourra six jours plus tard. Son épouse et sa fille s’en tirent miraculeusement. Le chien disparaît quant à lui dans la campagne. Dans l’amas de tôle broyée, on retrouvera le billet de train inutilisé de Camus ainsi que le manuscrit inachevé d’un roman, Le Premier Homme, qui deviendra un best-seller à sa publication en 1994."
- Albin Michel à Bourmont (Haute-Marne, Grand Est)
"S’il côtoie le berceau du fromage Caprice des Dieux, créé à Illoud en 1956, ce bourg est pour sa part un coin béni des dieux du livre, qui vit passer les éditeurs Albin Michel et Ernest Flammarion. Sans oublier que cinq kilomètres à peine séparent Bourmont de Goncourt, la ville dont sont originaires les frères écrivains qui ont donné leur nom au fameux prix littéraire.
Albin Michel est le fils d’un médecin de Bourmont, où il naît en 1873. Il s’ennuie ferme à l’école du village, puis tout autant au lycée de Neufchâteau, la proche sous-préfecture vosgienne qu’il qualifie de « villasse ». Par chance, sa jeunesse est égayée par les visites d’Ernest Flammarion : l’éditeur, lui-même originaire de la Haute-Marne, est un ami de la famille qui élargit les horizons de l’adolescent en évoquant les succès de sa maison, publiant Zola, Hugo ou Jules Michelet. Après son échec au baccalauréat, Albin Michel, sur la recommandation de son père qui désespère de faire quelque chose de lui, se fait embaucher à Paris comme commis dans une librairie appartenant à Flammarion. Après avoir gravi les échelons jusqu’au poste de directeur, et découvert au passage l’ambition, il prend son envol en fondant en 1902, à 29 ans, une maison d’édition portant son nom. Connaissant aussitôt le succès avec un best-seller, L’Arriviste de Félicien Champsaur, dont la postérité n’a pas voulu, il va monter une écurie d’auteurs à gros tirages comme Pierre Benoit ou Romain Rolland, et publier des écrivains étrangers comme Daphné du Maurier ou Conan Doyle.
Près de quatre-vingts ans après la mort d’Albin Michel, Bourmont a conservé intact ce cachet qui déprimait tant le futur éditeur. Si vous êtes un jeune romancier en quête de gloire, ne quittez pas la vallée de la Meuse sans passer par l’église de Goncourt pour y allumer un cierge."
- Comtesse de Ségur à Aube (Orne, Normandie)
"Dans ce grand jardin de ruisseaux et de haies en pays d’Ouche, le château des Nouettes fut durant un demi-siècle la résidence de la comtesse de Ségur, grand nom de la littérature enfantine et première autrice de la Bibliothèque rose. L’atmosphère de la propriété normande de l’écrivaine d’origine russe a servi de décor à ses plus célèbres romans, Les Malheurs de Sophie et Les Petites Filles modèles.
Issue d’une grande famille de la noblesse russe dont la généalogie remonte à Gengis Khan, Sophie Rostopchine est née en 1799 au palais de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. Filleule du tsar Paul Ier, elle est aussi la fille du gouverneur de Moscou, celui-là même qui prend en 1812 la décision d’incendier la ville pour contraindre l’envahisseur Napoléon Ier à une retraite qui s’avérera désastreuse. Très impressionnée par l’incendie de Moscou dans son enfance, Sophie en dira plus tard : « J’ai vu comme une aurore boréale sur la ville. » En 1817, l’ex-gouverneur et comte de Rostopchine, en disgrâce, s’exile en France avec sa famille – il écrira le livre de souvenirs le plus court de l’histoire littéraire, Mes mémoires en dix minutes. Il offre à sa fille Sophie le château des Nouettes en l’honneur de son mariage avec le comte Eugène de Ségur ; ce décor champêtre rappelle à la jeune femme l’immense domaine familial de Voronovo, près de Moscou. Simple et cordiale, la comtesse participe aux festivités locales, notamment à la fête des forgerons où l’on déguste la traditionnelle soupe au chou. Délaissée par un mari volage, la comtesse de Ségur se consacre à ses huit enfants. Sa vocation d’écrivaine est tardive : c’est à 57 ans, encouragée par Eugène Sue, l’auteur des Mystères de Paris, qu’elle publie ses premiers livres pour ses petites-filles Camille et Madeleine, qui lui inspirent ces récits. Elle y dépeint la rudesse de l’éducation bourgeoise avec ses châtiments comme la fessée – Roland Barthes échafaudera des interprétations sadomasochistes de son oeuvre. En 1872, devenue la femme la plus lue de France, elle vend son domaine des Nouettes et s’installe à Paris où elle meurt deux ans plus tard. Elle est enterrée dans le Morbihan, à Pluneret, aux côtés de l’une de ses filles. Quant à Camille et Madeleine, la première fit un mariage raté avec le fils d’une grande famille toulousaine et la seconde finit vieille fille et bigote.
Aujourd’hui, on ne peut qu’apercevoir de loin la belle façade de briques du château des Nouettes, qui abrite un institut médico-pédagogique pour enfants. Mais à côté de l’église, l’ancien presbytère est désormais un musée qui retrace l’histoire de la comtesse de Ségur et de ses égéries de la Bibliothèque rose."