Enquête

Les autrices françaises, grandes oubliées du polar

Festival Quai du polar 2023 - Photo Olivier Dion

Les autrices françaises, grandes oubliées du polar

Quoique de plus en plus nombreuses, les autrices françaises de polar restent, sauf exception, peu connues du grand public. Une anomalie au regard du succès des autrices étrangères qui s'imposent quant à elles en tête des meilleures ventes. À l’approche de Quais du polar, du 4 au 6 avril prochains, Livres Hebdo s'est penché, données GFK à l'appui, sur la réalité d'un marché où le volontarisme des éditeurs ne suffit pas toujours à inverser la tendance.

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Par Louise Ageorges
Créé le 27.02.2025 à 22h28

En 2022, déjà, Laurence Seguy créatrice des Assises du polar au féminin livrait cette analyse dans Livres Hebdo : « C’est simple, il y a plus d’autrices, mais les meilleures ventes et les plus connus sont toujours des auteurs de polars masculins ». À regarder le top 100 des ventes de polars en France sur l’année 2024 (données GFK), le constat est sans appel : dans un classement dominé par les auteurs étrangers, seuls sept ouvrages d’autrices françaises surnagent, contre 38 signés par des auteurs français. 

Une exception française

Dans le tableau reproduit ci-après sur la base du top 100 GFK des meilleures ventes de polar en 2024, nous proposons quatre classements distincts : les meilleures ventes par autrices françaises ; les meilleures ventes par auteurs français ; les meilleures ventes par autrices étrangères et les meilleures ventes par auteurs étrangers. 

Il en ressort que la France fait figure d'exception : la surreprésentation des auteurs masculins français par rapport à leurs homologues féminines dans les 100 meilleures ventes de l'année écoulée n'existe pas du côté des étrangers. Les écrivaines étrangères de polar, notamment américaines, britanniques et nordiques, sont 27 à voir leurs ouvrages se classer dans le top 100 des meilleures ventes de 2024, contre 28 pour leurs homologues masculins.

 

La différence serait-elle culturelle ? David Gressot, éditeur chez Actes Sud, est formel : « Chez "Actes Noirs", les autrices étrangères envoient beaucoup plus de manuscrits que leurs homologues masculins ». « En France, il y a un attrait spécifique pour les auteurs étrangers, le polar a toujours été un genre anglo-saxon. En revanche, c’est mon désespoir depuis toujours, mais les Français peinent à s’exporter », regrette Stéphanie Delestré, éditrice à la « Série Noire » (Gallimard). Si, dans l'Hexagone, les auteurs français gardent la cote avec sept ouvrages dans le top 10, on n'y compte cependant qu'un roman écrit par une femme : Sur la dalle de Fred Vargas (J'ai Lu, 9e).

Couvertures polars
Couvertures polars- Photo SYLVIE ACCARDI

 

« Le constat est terrifiant » 

De manière plus large, pour ce qui est des autrices, « le constat est terrifiant » déplore David Gressot, qui ne compte qu’une seule Française, Hélène Clerc-Murgier, au catalogue d'« Actes Noirs ». Chargé de la littérature française chez Actes Sud depuis deux ans, il poursuit : « C’est l’un de mes objectifs d’avoir plus d'autrices françaises, mais je reçois peu de leurs textes, peut-être 30 % de mes manuscrits ». Un constat partagé par Stéphanie Delestré, qui l’estime à 20 %. 

David Gressot éditeur chez Actes Sud
David Gressot éditeur chez Actes Sud- Photo OLIVIER DION

Les deux géants du polar en France se retrouvent également confrontés à des réalités purement structurelles. Les deux maisons comptent déjà un certain nombre d’auteurs installés, limitant de facto l’arrivée de nouvelles recrues.

 « Pour casser le plafond de verre, je pense que cela doit passer par l’immense succès de deux ou trois autrices, à l'image de l’effet Millénium », estime Céline Denjean, autrice et fondatrice de l’association Les Louves du polar, dédiée à la valorisation des autrices francophones. En effet, depuis la parution de la saga mythique écrite par Stieg Larsson (Actes Sud, 2005), auteurs et autrices nordiques sont particulièrement populaires dans l’Hexagone.

« J’aimerais mieux lire en blind test » 

Des collections récentes souvent plus petites donnent aux autrices françaises une place de choix. Hélène Gédouin, éditrice chez Black Lab (Hachette Fictions), compte parmi ses auteurs 90 % de femmes : « Il faut reconnaître que les autrices proposent de bons sujets et de bons textes, et c’est pour ça que je les choisis », précise cette dernière. 

Helene Gedouin directrice éditoriale chez Black Lab
Helene Gedouin directrice éditoriale chez Black Lab- Photo ASTRID DI CROLLALANZA

Aux éditions du Rouergue, aussi, les femmes sont nombreuses « Nous n’avons pas fabriqué cette dynamique, elle est le résultat de nombreux manuscrits coups de coeur », explique Nathalie Démoulin, éditrice dans la collection « Rouergue noir ».

Sur ce point, petites et grandes collections tombent d’accord. Valoriser les autrices, certes, mais jamais aux dépens de la qualité des textes. « J’aimerais mieux lire en blind test », s’amuse Stéphanie Delestré, qui confie toutefois choisir à qualité égale le manuscrit d’une autrice sur celui d’un auteur.

De nouveaux sujets pour de nouvelles plumes

« Pendant longtemps il (le polar) a été la chasse gardée des hommes, un genre vu comme viril, avec des détectives masculins qui vont sauver le monde », écrit Caroline Garnier dans son essai À armes égales, Les femmes armées dans les romans policiers contemporains (Ressouvenances, 2018). Face à cette réalité, éditrices et autrices de polars s’emparent de nouveaux sujets pour donner au genre littéraire un second souffle. 

Clémentine Thiebault
Clémentine Thiebault, directrice d'Hugo Thriller- Photo OLIVIER DION

C’est le cas notamment de Clémentine Thiebault, directrice de la collection « Impact », chez Hugo Publishing : « Ce qui nous plaît, c’est de travailler avec des jeunes écrivains porteurs de sujets d'actualité comme l’environnement et le post-Metoo. » Un phénomène décrypté par Nathalie Démoulin qui, si elle reconnaît cette tendance dans les manuscrits, ne la retrouve pas dans les ventes.

« Je retrouve une cohérence entre les convictions de mes autrices et ce qu'elles écrivent » 

Chez Black Lab, Hélène Gédouin se réjouit de voir ses écrivaines s’emparer de ces questions : « Je retrouve une cohérence entre les convictions de mes autrices et ce qu'elles écrivent », donnant notamment l'exemple de Louise Oligny. Travaillant à la maison des femmes de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), l'autrice écrit régulièrement sur les violences sexistes et sexuelles. 

Louise Oligny
Louise Oligny- Photo ASTRID DI CROLLALANZA

Cette dernière témoigne d’ailleurs des difficultés que peuvent impliquer ces choix éditoriaux : « Quand j’ai sorti ADN féminin (Hachette Editions), on m’a déconseillé d’user du terme "féministe" sur le bandeau, me mettant en garde sur le fait que cela ferait fuir les lecteurs. » 

« Si les lectrices sont de plus en plus nombreuses, ce n'est pas vers notre collection qu’elles se tournent » 

Des nouveautés qui se heurtent parfois aux lignes de certaines maisons d'édition et aux réalités d’un genre littéraire particulièrement cloisonné. Chez Actes Sud, par exemple, David Gressot témoigne : « La majorité de nos autrices partent en littérature blanche. Je réserve la littérature noire au roman d’enquête et peu m’en proposent.  En réalité, même si je suis pour le décloisonnement des genres, nous gardons une tradition de personnage de flic ».

De son côté, Stéphanie Delestré se trouve également confrontée aux réalités éditoriales de sa collection. Étant l’une des plus anciennes du genre, les stéréotypes de la collection « Série Noire », ont la peau dure : « Si les lectrices sont de plus en plus nombreuses, ce n'est pas vers notre collection qu’elles se tournent », explique l’éditrice. 

Stéphanie Delestré
Stéphanie Delestré, directrice de la série noire chez Gallimard- Photo OLIVIER DION

Et nombreuses, elles le sont. D’après l'enquête du Centre national du livre sur les pratiques de lecture, menée en 2023, 48 % des lectrices disent avoir lu des romans policiers ou d’espionnage au cours de l’année, contre 40 % de lecteurs.

Un lectorat réfractaire au changement ?

Auteurs et éditeurs se retrouvent ainsi bien souvent tributaires de la volonté de leur lectorat, bloqués par les réalités d’un genre littéraire qui peine à se réinventer.

Au festival Quais du polar, le prix des Lecteurs / Le Figaro n’a été remis en 20 ans qu’à trois femmes (deux Québécoises et une Franco-italienne) : « C’est un jury populaire, ce qui montre bien qu’il y a un problème », analyse Nathalie Démoulin

Nathalie Démoulin éditrice littérature La brune, littérature générale et polars (Rouergue)
Nathalie Démoulin éditrice littérature La brune, littérature générale et polars (Rouergue)- Photo OLIVIER DION

Éditeurs et autrices évoquent d'ailleurs, plus ou moins exaspérés, « l’exception Fred Vargas ». L’autrice française, classée 9e des ventes en 2024 et première en 2023, surpasse ses pairs. Certains pointent du doigt des lecteurs réticents, par principe, envers les « plumes féminines », le prénom neutre Fred créant une confusion parmi eux.

 « Les lecteurs sont rassurés d’aller vers des auteurs connus » 

D’autres, comme Sophie Le Flour, éditrice chez « Impact » passée par la collection « Hugo Thriller » et la collection « Hugo Poche Suspense » pointent un manque de curiosité : « Cela rassure les lecteurs d’aller vers des auteurs connus, d’où l’importance des festivals qui donnent une chance aux plus jeunes. » Dans sa librairie spécialisée Sur les lieux du crimes (Gironde), Sylvie Accardi, partage d’ailleurs cette observation : « Il arrive que des femmes demandent à lire des polars écrits par des autrices mais elles sont bien les seules à le faire »

Librairie Sur les lieux du crime (Gironde)
Librairie Sur les lieux du crime (Gironde)- Photo SYLVIE ACCARDI

Pour expliquer ce manque d'intérêt, beaucoup déplorent un manque de visibilité. « Des femmes qui écrivent des polars, il y en a toujours eu. Simplement elles ont été absentes des anthologies, sous-estimées, peu interviewées et mises en avant », déplore Caroline Garnier dans À armes égales, Les femmes armées dans les romans policiers contemporains (Ressouvenances). L’essayiste n’est d’ailleurs pas la seule à pointer du doigt la presse : « Les lecteurs s’appuient sur les critiques et pour l’instant ce sont surtout des hommes qui les écrivent. » constate Sylvie Accardi. 

 « Dès que je peux, j’essaie de mettre des autrices en avant »  

Pour inverser la tendance, certains tentent d’ajouter leur pierre à l’édifice. Pour les 80 ans de la collection « Série Noire », Stéphanie Delestré rééditera en 2025, au format semi-poche, uniquement des titres de femmes dans le catalogue. Sortira également à la fin de l’année une rétrospective historique de la collection visant à mettre en avant les femmes qui l’ont construite (assistantes, traductrices, etc.).

Mise en avant Louves du polar
Mise en avant Louves du polar- Photo CÉLINE DENJEAN

De son côté, Sylvie Accardi tente dès qu’elle le peut, via des mois thématiques, de mettre en avant des autrices. Une action parmi d'autres menée également par Les Louves du polar durant l'événement annuel des Vitrines des Louves. À cette occasion, 150 librairies s’engagent à mettre en avant des autrices françaises pendant un mois.

Une action ciblée qui ne plaît pas à tout le monde, comme l’explique Luce Michel, membre des Louves et autrice de polar : « On a de bons retours, mais certains bloquent : "on ne veut pas entendre parler de genre en littérature". »

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