Son dernier livre était un essai : Rendez-vous nomades, publié l’an dernier, réfléchissait sur le cheminement de l’âme humaine entre histoire et désir, entre scènes fondatrices et quêtes métaphysiques. Le roman que Sylvie Germain publie à la rentrée, Petites scènes capitales, creuse le même sillon en revenant à la littérature. Les premiers souvenirs de Lili remontent à l’immédiat après-guerre, qui la laisse orpheline ; ils s’échelonnent jusqu’à la fin du XXe siècle. Dans une narration au présent, qui semble sur le mode mineur, le roman égrène ces petites scènes, où se donne peu à peu à lire le personnage dans son intimité, dans ce qu’elle a d’unique. Née dans un très silencieux appartement parisien où elle apprend vite qu’elle n’a pas de maman, Lili reçoit une belle-famille où tentent de se recoudre les plaies de la Seconde Guerre mondiale. A travers ses émerveillements et ses craintes, le monde se déploie petit à petit, un monde bruissant d’oiseaux et de reflets du soleil, un monde compliqué d’adultes erratiques, un monde où les deuils et les joies s’enfantent à tour de rôle. L’adolescence, les primes amours la mèneront du côté des expériences de communautés des années 1970, puis vers l’art. Sa vie s’écoule, en juxtaposition de vignettes qui convoquent chacune la suivante, et l’un des grands mérites de la construction est de faire la part belle à toute une galerie de personnages qui se débattent avec leur réalité et leurs doutes : le père vieillissant seul, le demi-frère cherchant Dieu dans la pantomime et le secret de ses origines, la sœur et la belle-mère jouant à cache-cache entre elles et pour elles-mêmes… L’intrigue, plus ténue que dans Magnus (prix Goncourt des lycéens en 2005), plus pacifiée que dans Jours de colère, le premier grand succès littéraire de Sylvie Germain, est ici davantage un reflet de l’écoulement du temps, qui imprime son mouvement aux vies humaines. Les histoires de famille répondent aux événements du siècle, les poursuivent dans l’intimité de chaque vie, précieuse : nul personnage-prétexte, nulle dissertation. Chacun expérimente, et l’auteure laisse la recherche se faire.
Car Sylvie Germain ne cherche pas à dominer : on a l’impression, à lire le roman, que les histoires se déploient sans intervention démiurgique, que les personnages vivent leur vie. C’est dans les détails que se cache l’habileté de l’écrivain : dans les images, dans quelques regards aux fenêtres éclairées, dans « le fugace embrasement d’un arbre et du soleil »… Ces petites scènes sont véritablement « capitales ». Elles permettent de donner un autre accès à la conscience de Lili, la rendant vivante de manière quasi surnaturelle. Et la Lili vieillissante, assise au bord d’un lac de barrage qui a englouti ses souvenirs comme le temps, est bien la même que la petite fille qui se balançait désespérément : le temps a passé, en deux cents pages, mais l’âme a gardé l’empreinte des corps qu’elle a connus. L’écriture rend sensible l’émotion, et le roman vivant.
Fanny Taillandier