Trois ans après avoir été licencié du centre qui accueillait des femmes à la dérive dans lequel il travaillait, Michel, la cinquantaine, est recontacté par une de ses anciennes protégées, Gloria, une jeune femme qu'il a aidée lorsqu'elle a voulu mener une grossesse à son terme, contre la volonté de ses parents adoptifs. Accusé "d'une affection qu'on avait dite excessive puis coupable" envers les pensionnaires, l'ancien travailleur social a tout quitté, s'est séparé de sa femme et a repris une activité d'orthophoniste.
Il revoit donc la Gloria de sa vie d'avant, avec son visage "d'ange brouillon", devenue mère de Naïs. "Elle n'était plus cette jeune femme un peu simplette qu'il fallait assister en tout." Profondément troublé par ces retrouvailles, ne sachant quel statut il peut et doit avoir désormais auprès d'elle, prudent et tiraillé par une sensation d'illégitimité, il observe de visite en visite, avec de plus en plus d'inquiétude, la relation entre Gloria et sa petite fille, s'alarme, sans oser se le formuler clairement, de photos mises en ligne par la jeune femme, qui le mettent mal à l'aise, et de certains comportements dont il est témoin.
Laissant en arrière-plan la question de la culpabilité réelle du "bienfaiteur" dévoué et déchu, Pascale Kramer concentre son regard pénétrant sur ce duo autour duquel gravitent l'enfant et son père, la soeur de Michel et Viviane, une ancienne bénévole du centre. La romancière module l'équivoque des émotions et des signes, attentive aux frisures à la surface des êtres, à ce "va-et-vient de sentiments" qui "déglingue". Comme toujours dans ses histoires, les personnages vacillent en silence, de honte, de peur et d'élans refoulés, naviguent à vue, subissant leur conscience, leurs certitudes et leurs repères mis à terre à force de désillusions, abandonnés sans soutien au doute et à son "infatigable rengaine».
On n'entre pas avec légèreté dans la vie des "héros" de Pascale Kramer. Elle est de ces écrivains qui n'éludent rien : elle s'enfonce sans ciller dans les profondeurs boueuses d'hommes et de femmes ordinaires qu'elle ne prend jamais de haut, pour lire dans leurs gestes minuscules un réel cru qui les maltraite sans faire d'éclat. La responsabilité, l'impuissance, l'ambiguïté de la compassion, la maternité, les enfants que Pascale Kramer installe au coeur de ses romans et observe avec une clairvoyance sans candeur..., de ces thèmes, abordés frontalement, l'écrivaine a toujours fait la matrice de ses livres, depuis Manu jusqu'à Un homme ébranlé, ou encore dans ce bref et saisissant Voyage à reculons, publié l'année dernière chez Zoé, mais elle trouve ici un équilibre et une distance qui fait de l'opaque Gloria et de l'usé Michel deux personnages d'une densité inoubliable.