Méfions-nous des petits textes. Ils contiennent quelquefois de grandes idées. Surtout quand l'auteur est un historien de renom. Emmanuel Le Roy Ladurie n'est pas du genre à écrire pour délayer. Disciple de Fernand Braudel et aujourd'hui âgé de 82 ans, il n'aime rien tant que les statistiques, les données brutes, les relevés en tous genres, les archives inattendues. Il a montré ce qu'il pouvait en tirer dans Montaillou, village occitan (1975), le best-seller de l'école des Annales, ou dans ses ouvrages précurseurs sur l'histoire du climat.
Cette fois, c'est la civilisation rurale, sa grande spécialité en fait, qu'il nous résume dans cette admirable synthèse publiée dans l'Encyclopædia universalis et reprise en 1973 dans Le territoire de l'historien (Gallimard). En quelques pages, l'ancien administrateur général de la Bibliothèque nationale resitue les grands moments de la paysannerie, depuis ses origines les plus lointaines jusqu'aux métamorphoses du XXe siècle. Il souligne le poids des traditions familiales et la relation très particulière à la nature.
Il complète l'examen de ces nourritures terrestres par les nourritures intellectuelles et spirituelles, par les lectures qui s'effectuaient via la littérature de colportage, et souligne bien sûr l'importance de la religion, notamment des saints protecteurs, dans l'édification de ce monde agraire.
Par la méthode de l'anthropologie historique, en convoquant diverses disciplines, Le Roy Ladurie explique comment cette civilisation rurale, qui connut en Europe occidentale son apogée aux XIIIe et XIVe siècles avec un relatif confort pour les paysans, s'est lentement délitée au gré de la démographie, des transformations de la société et des nouvelles techniques de culture. Il montre aussi les distinctions sociales qui ont émergé de ce recul pour s'installer durablement.
Les chiffres donnés réservent quelques surprises et le professeur honoraire au Collège de France, jamais à court de quelques remarques piquantes, n'est pas fâché de son petit effet lorsqu'il évoque la Corse qui détient le record de la criminalité agraire au XVIIe siècle avec une moyenne de 0,7 cadavre pour cent habitants ! "La mortalité par homicide, dans la Corse agraire du XVIIe siècle, atteint donc des niveaux dignes des hécatombes françaises de la Première Guerre mondiale." Précisons tout de même que l'île de Beauté dépendait alors de la République de Gênes...
La description abrupte, précise et fascinante de ce "tissu monotone", qui se définit d'abord par oppositions entre la campagne et la ville ou le paysan et le citadin, constitue une belle introduction au thème des prochains "Rendez-vous de l'Histoire" qui se dérouleront en octobre prochain à Blois.