Ce n'est pas parce qu'il nous parle des vaches laitières qu'Eric Baratay fait de l'histoire au raz des pâquerettes... Bien au contraire. Son livre est très original et même novateur sur bien des points. Il propose de réintégrer les animaux dans l'histoire, de les considérer comme des acteurs dans la perspective d'une nouvelle science du passé. "C'est toujours l'homme que les historiens traquent, et non la bête." Baratay, lui, est un vrai chasseur-cueilleur de documents sur la condition animale. Il le prouve par ce travail remarquable qui élargit considérablement le champ historique.
A la tête de plusieurs études dont l'excellent Bêtes de somme : des animaux au service des hommes (Points, 2011), ce professeur à l'université Lyon-3 Jean-Moulin pose les fondements de ce que pourrait être cette histoire animale, dans la lignée du médiéviste Robert Delort, pionnier de la "zoohistoire".
Certes, ces animaux qui nous accompagnent depuis des siècles ne parlent pas, même si nous leur parlons quelquefois. Il faut donc trouver d'autres moyens, d'autres tactiques, d'autres disciplines pour les exposer. Cet historien quinquagénaire interroge les sciences naturelles, la biologie, l'éthologie, les mémoires, les journaux intimes, les romans, les thèses de vétérinaires, bref tout ce qui peut nous en dire un peu plus sur ce temps des bêtes.
Et du plus, il y en a dans ce livre en forme de manifeste qui fourmille d'exemples tout en construisant sa propre méthode d'investigation. Impossible de ne pas reconsidérer la corrida après avoir lu les pages sur ce que ressent vraiment le taureau dans l'arène. Sur cette violence faite aux animaux, qui caractérise une bonne partie de notre relation avec eux, Eric Baratay retrace l'évolution de l'élevage, de l'abattage - y compris de l'abattage rituel, aujourd'hui au coeur d'une polémique -, de la domestication, de la chasse, du jeu ou du sport, bref de tout ce qui nous lie aux bêtes.
Avec la même précision, il raconte les chevaux dans la guerre - à Verdun, en 1916, on comptait un équidé pour trois soldats -, dans les mines - les derniers ont été remontés à la fin des années 1960 - ou ceux de la compagnie parisienne d'omnibus qui parcouraient au XIXe siècle 17 kilomètres par jour à une vitesse de 8 à 12 km/h... Il explique aussi comment nos comportements ont évolué à l'égard des chiens, par exemple, avec leur intégration dans la famille moderne, en prenant toujours soin de "partir de l'histoire humaine pour expliquer comment les bêtes la vivent et la ressentent, et rejoindre ainsi l'histoire animale". En faisant de l'animal un sujet d'étude et non plus un prétexte à l'afféterie et à la sensiblerie, cet essai fort bien mené est appelé à faire date. En premier lieu parce qu'il démontre que les historiens peuvent apporter beaucoup à l'étude des animaux. "L'animal vivant ne peut plus être un trou noir de l'histoire." Avec ce livre, c'est sûr, l'anthropocentrisme en a pris un sacré coup.