L’après-midi du 7 janvier 1965, au tribunal fédéral de Manhattan, deux hommes font brièvement connaissance. L’un, 32 ans, s’apprête à quitter le New York Times après dix ans de bons et loyaux services journalistiques. C’est Gay Talese. L’autre, Bill Bonanno, du même âge, est une étoile montante au sein de la mafia new-yorkaise, surtout depuis que son père, Joseph, le "parrain" de la famille Bonanno, a mystérieusement disparu. Talese propose alors à Bonanno d’écrire un livre sur son enfance, sur la difficulté à la vivre pleinement dans le contexte particulier des "activités professionnelles" de son père, devenues depuis lors les siennes. Après s’être d’abord montré réticent, sans doute secrètement flatté, le jeune mafieux finira par accepter et s’ensuivra un compagnonnage qu’en d’autres temps on aurait pu aussi appeler une amitié… Le livre, Ton père honoreras, énorme, fascinant, paraîtra sept ans plus tard, connaîtra un immense succès, sera traduit dans le monde entier (en France, chez Robert Laffont, en 1973) et vaudra à Gay Talese d’être à la fois considéré comme le père du "nouveau journalisme" (titre conféré alors par Tom Wolfe) et l’indispensable trait d’union littéraire et journalistique entre les Etats-Unis et l’Italie (dont Talese, comme son "héros", est originaire). Quelques années plus tard, les concepteurs de la merveilleuse série Les Soprano n’iront pas chercher plus loin les sources de leur inspiration…
Gay Talese a été vraiment découvert en France l’an dernier, lors de la publication par les éditions du Sous-sol de Sinatra a un rhume. Tom Wolfe donc, mais aussi Joan Didion, Norman Mailer ou George Plimpton ; on voisinait là avec le meilleur de ce qui fut une mise en doute, ou au moins en perspective, passionnante, du réel. Avec le meilleur du journalisme lorsque, par effet de transsubstantiation, il devient littérature. Ton père honoreras, réédité aujourd’hui, ne fait que le confirmer avec un éclat peut-être plus vif encore. C’est l’histoire, belle comme un dessin de Guy Peellaert, d’hommes prématurément fatigués. De types solitaires qui attendent dans la nuit. De rendez-vous dans des cabines téléphoniques et du rêve évanoui de l’"american way of life". D’entrepreneurs qui ne comprennent pas bien ce qu’on leur reproche. "S’il avait été envoyé au combat, il serait devenu un héros en tuant quelques Coréens du Nord ou communistes chinois. Mais s’il lui arrivait d’abattre quelque ennemi de son père dans une guerre du milieu, on l’accuserait de meurtre. Le mobile de l’acte est pourtant foncièrement le même : un mélange de convoitise et de certitude outrancière d’être dans son bon droit."
Et c’est ainsi que toute vie est un malentendu et que Gay Talese est grand. O. M.