Histoire de l'édition

Le singulier destin des grands éditeurs séditieux

Le singulier destin des grands éditeurs séditieux

Des éditeurs pornographes, libertins, sulfureux, ont souvent été confrontés à la censure. Florilège de ces ces éditeurs de l'ombre qui font aujourd'hui la passion des bibliophiles.

Le jury du Prix français de la bibliographie & de l’histoire du livre du Syndicat National de la Librairie Ancienne et Moderne (SLAM), auquel j’appartiens et qui oeuvre chaque année à l’occasion du Salon du livre ancien au Grand Palais, a sélectionné cette saison un essai consacré à Frédéric Lachèvre (1855-1943), Un érudit à la découverte du XVIIe siècle libertin (Honoré Champion), signé  par son arrière-arrière-petite-fille, Aurélie Julia, coordinatrice éditoriale à la Revue des Deux Mondes.

Le très sérieux bibliophile qu’était Lachèvre a quitté la direction de la Compagnie nouvelle du chemin de fer d'Arles à Saint-Louis-du-Rhône, à 45 ans, pour ne plus s’occuper que de sa passion pour les livres. Et celle-ci l’a conduit à se pencher sur les libertins du règne de Louis XIII, dont il a édité les trésors comme les opuscules des petite maîtres.
La vie, les origines, la fin des grands éditeurs d’ouvrages censurés ou clandestins qui ont sévi du temps de Lachèvre, se montrent souvent des plus singulières.

Il existe des dizaines de « casiers » de gens de lettres, tous plus « désaxés » les uns que les autres par l’amour des lettres et de la transgression. Cette « légère fêlure » fascine autant que les livres qui en sont le fruit.

Cochons

L’histoire de la censure et des catalogues semi-clandestins, doit beaucoup aux comparses de Lachèvre, dont les destinées sont des plus détonantes. Gay et Doucé, (dont l’accolage des patronymes constitue à lui seul tout un programme) y figurent en bonne place. Leur catalogue, qui couvre quelques années de la fin du XIXe siècle, propose environ soixante titres « officiels », et autant de clandestins. 

Auguste Brancart fut arrêté, à Bruxelles, en 1885, en possession de quelque 3 000 ouvrages cochons. Il reste, toujours selon Dutel, « le plus important éditeur de pornographie en langue française et anglaise des vingt dernières années du XIXe siècle », sans compter ses publications en langue allemande.

Isidore Liseux devint, au XIXe siècle, éditeur de curiosa, après avoir officié comme prêtre…

Il faut aussi souligner les dix ans d’activité éditoriale (la plupart du temps clandestine) de l’Anglais Leonard Smithers, puisqu’il commença sa carrière comme… avocat.

Poulet

Poulet-Malassis (qui fut, par la suite, surnommé « Coco mal perché »), et Eugène de Broise publièrent l'édition originale des Fleurs du mal à mille trois cents exemplaires. Cinquante-deux poèmes seulement sur cent que contient le recueil sont alors totalement inédits. Après la condamnation, en 1857, des six pièces jugées outrageantes aux bonnes mœurs, Poulet-Malassis se contenta d'arracher les pages censurées plutôt que de détruire tous les exemplaires, au grand dam de Baudelaire. Le poète voudra même un temps écrire six autres pièces en remplacement des textes censurés. Baudelaire gardera encore longtemps le projet de refaire l'histoire des Fleurs du mal. Le poète et ses éditeurs conclurent pourtant un nouveau contrat pour Les Fleurs du mal, le 1er janvier 1860… Et, en 1864, Baudelaire rejoint Poulet-Malassis en Belgique, où celui-ci s'est réfugié et aurait réédité, dès 1858, les poèmes condamnés. C'est cette année-là qu'ils sont à nouveau bel et bien imprimés, dans le Parnasse satyrique du XIXe siècle. Ils figurent également dans Les Épaves, publié par… Poulet-Malassis, en 1866, à Bruxelles, et dont Baudelaire envoie même un exemplaire à Pinard, le procureur qui l’a fait condamner ! 

Quant à Charles Carrington, il doit sa réputation à son importante production d’ouvrages sur la maniement du fouet et l’art de la fessée (dont la surprenante série sur « la flagellation à travers le monde », déclinée, après un énorme volume général, pays par pays, y compris par un tome baptisé La Flagellation en Pologne ! ). Son catalogue comporte parfois d’excellentes plumes, notamment celle d’Hugues Rebell, injustement méconnu malgré une œuvre parfois très inoffensive. Carrington s’appelait en réalité Paul Harry Fernandino, et parcourut l’Europe, colportant son pseudonyme d’éditeur, avant de tirer ses derniers feux en imprimant sur ses volumes « Paul Fernandino, libraire-éditeur, ancienne maison Charles Carrington » ; et de finir ses jours, aveugle et syphilitique dans un asile.

Baudet

Son concurrent « es-martinet » que fut Jean Fort sous son vrai nom puis sous couvert de sa célèbre collection « Les Orties blanches » connut des aventures moins rocambolesques, mais non sans détecter et exploiter – avec son consentement plein et entier ? - le jeune romancier Pierre Mac Orlan. Jean Fort était le neveu de Pierre Fort, lui-même libraire-éditeur de « curiosités ».

Henry Kistemaeckers, né des œuvres d’un expert-comptable. Ce sont, on l’aura compris, de bons auspices pour se lancer dans la contre-offensive. Anticlérical de premier ordre, il connut, entre 1876 et 1911, la prospérité du libraire sulfureux, puis les procès à foison, la fuite de sa Belgique natale, sans oublier le piratage récurrent de ses confrères. Là encore, le destin de ce trublion a été raconté notamment par Colette Baudet dans Grandeur et misères d’un éditeur belge. Henry Kistemaeckers.

Dans la première partie du XXe siècle, René Bonnel symbolise l’alliance de l’érudition, de l’exigence littéraire et éditoriale, ainsi que du goût… pour la supercherie. À son actif (à son casier diraient d’autres), voisinent les œuvres « libres » et authentiques, souvent inédites, de Maupassant, Verlaine, Foujita, Louÿs, Bataille, Masson, Aragon, et, plus suspectes, d’Apollinaire, Jarry ou Radiguet. Bonnel sut s’entourer d’une confrérie de haute volée, comprenant en particulier Pascal Pia.

Enfin, rappelons que sur cette longue période qui court de la Deuxième République à la fin de la IIIème,  les grands écrivains ne se sont pas contentés de gratter des feuillets plus ou moins osés. Certains ont endossé le rôle d’éditeur.

Guillaume Apollinaire fut d’abord poète. Il joua aussi au traducteur et au préfacier de curiosa. Mais j’admire tout autant le bibliographe de l’Enfer, qui n’hésita pas à en extirper quelques textes qu’il publia, tantôt officiellement dans « Les maîtres de l’amour », (prodigieuse collection lancée avec les frères Briffaut et la complicité de quelques érudits de talent), tantôt in extenso et sous le manteau.
 
 

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