25 août > Essai France

En 2006, la magnifique Lettre à D. (Galilée, 2006, puis Folio, 2009) l’avait fait connaître du grand public. Bien avant, en 1958, il y avait eu le Traître (Folio, 2005), un roman autobiographique atypique, préfacé par Sartre, où tout se montrait faux pour apparaître plus vrai. Compliquée la vie ? Celle d’André Gorz (1923-2007) est multiple, comme ses noms, ses pseudonymes, ses engagements. Une seule chose reste inamovible : la passion pour sa femme Dorine, d’origine britannique. Quand on est fidèle à l’amour, le reste suit. Disons l’intendance. En l’occurrence le travail, les convictions, le regard que l’on porte sur le monde et sur ses contemporains, le rejet du conformisme, le refus de tout asservissement.

Willy Gianinazzi n’avait pas la tâche facile. Mais cet historien connaît son sujet et celui du syndicalisme révolutionnaire. Il a déjà publié trois entretiens inédits avec André Gorz (Le fil rouge de l’écologie, Ecole des hautes études en sciences sociales, 2015) et une étude sur l’œuvre de Georges Sorel (Naissance du mythe moderne, Maison des sciences de l’homme, 2006). Il avait donc tous les outils pour aborder cette existence sans faille. Sa plume élégante suit les méandres d’un destin pas comme les autres. Elle traduit bien cette vie imbriquée dans la pensée, cette vie à la recherche d’un sens. Pour lui, elle passe par le refus de l’aliénation par la technique et le capitalisme. Nourri par la pensée de Marx, Husserl, Illich et Sartre, André Gorz, né Gerhart Hirsch à Vienne, signait ses articles Michel Bosquet dans Le Nouvel Observateur qu’il avait contribué à fonder en 1964 jusqu’à ce qu’il soit poussé vers la sortie en 1982 pour incompatibilité avec la ligne éditoriale. Ce trublion était à la recherche d’une utopie concrète. Après de nombreux ouvrages sur l’économie et la politique, elle débouchera sur l’écologie pour rompre avec l’idée de croissance et renouer avec une société qui libérerait du temps pour chacun avec vingt heures de travail hebdomadaires et un revenu garanti.

Gorz avait élaboré un concept : "la production de soi". Il traduit bien l’idée d’un individu qui n’est plus l’instrument de sa production, mais sa matière première. Willy Gianinazzi qui a eu accès aux archives de l’Imec (Institut Mémoires de l’édition contemporaine) montre cet homme à la recherche d’une société porteuse de liberté et qui fasse rêver. Il révèle aussi la cohérence d’une démarche politique derrière des curiosités multiples.

Il y a plusieurs façons de vivre, il n’y a qu’une manière d’être. Le plus difficile est d’accorder les deux. Chez Gorz, l’articulation a tenu jusqu’au bout. C’est bien ce qui ressort de cette biographie qui balaie une partie de l’histoire intellectuelle française. On croit toujours échapper à la mort alors qu’on n’échappe qu’à soi-même. André Gorz l’avait bien compris. La liberté n’est une illusion que pour les prisonniers volontaires. Ce visionnaire s’est donné la mort avec sa femme pour ne pas avoir à vivre mal, lui que la vie fascinait au point de vouloir la rendre meilleure pour tous. Laurent Lemire

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