Raté. Et c'est tant mieux. A quelques semaines du premier tour de l'élection présidentielle et tandis que les librairies sont désertes, les professionnels du livre, pessimistes, pariaient sur une édition du Salon du livre désastreuse. Mais avec 190 000 visiteurs, soit 5 % de plus que l'année dernière, grâce à une augmentation de 30 % des scolaires, la manifestation a été une réussite, malgré un peu moins de grosses signatures et une programmation davantage centrée sur les débats. Plutôt surprise, la majorité des éditeurs constate que les visiteurs n'ont pas hésité à mettre la main au porte-monnaie. "C'est une très bonne surprise pour le livre : les gens payent pour entrer dans une librairie géante et y dépenser de l'argent !" s'étonne Danielle Boespflug, responsable du stand Albin Michel. Philippe Dorey, directeur commercial de Lattès, annonce une hausse de 40 % du chiffre d'affaires et constate : "Il y a eu des gens curieux qui avaient envie de découvrir des livres." Sur le stand du Seuil-La Martinière, Nathalie Compagnot, responsable de promotion, table sur une progression à 3 %. Chez Actes Sud, les ventes du week-end sont stables par rapport à l'an dernier. Même constat sur l'espace Robert Laffont, qui a reçu la visite de François Hollande pour une séance de signatures : 200 exemplaires sont partis.
"RAZZIA SUR LE POCHE"
Si chez Gallimard, on accuse une baisse de 3 % du CA (l'année dernière avait été particulièrement faste grâce aux cent ans de la maison), chez Flammarion, Olivier Place, directeur des librairies du groupe, annonce "une razzia sur le poche". Une tendance que confirment Univers Poche et Le Livre de poche. Pascale Le Thorel, la responsable du groupe Art au SNE, est satisfaite de la fréquentation en précisant : "C'est bien la première année que les éditeurs d'art sont si contents. »
Les petits éditeurs indépendants affichent eux aussi le sourire. Contacts professionnels fructueux, échanges avec les lecteurs : "C'était un salon vivant, ce qui n'est pas toujours le cas", apprécie Patrick Beaune chez Champ Vallon, dont les ventes sont "un peu supérieures à celles de l'année dernière".
Invité de cette édition, le Japon a fait exploser les ventes. "Nous avons réalisé 25 % de plus que l'an dernier en volume", confie Benoît Authier, responsable de la librairie du salon confiée à Gibert Joseph. Il estimait lundi soir avoir atteint 250 000 euros de chiffre d'affaires. Un intérêt qui s'est répercuté sur le manga, le véritable phénomène de la manifestation. Glénat note une hausse de ses ventes, et chez Delcourt on se dit "au-dessus des projections". Même résultat pour Pika et Kana. Les professionnels constatent un changement de lectorat. Selon Laure Peduzzi, responsable du stand Pika, "il y a plus de fans de manga que de nouveaux lecteurs". Une tendance que l'on retrouve du côté des littératures de l'imaginaire. "La plupart des visiteurs sont des lecteurs que l'on connaît, qui appartiennent à des communautés", reconnaît Aurélia Szewczuk, sur le stand de Castelmore. La spectaculaire exposition consacrée à la bit-lit proposée par Bragelonne, venu cette année avec trois stands, et les conférences associées ont séduit en majorité un public déjà conquis. La politique de promotion du Salon du livre, menée cette année par Bertrand Morrisset, n'y est sans doute pas étrangère, supprimant la publicité dans le métro au profit du marketing viral pour toucher les communautés de lecteurs sur le Web.
Le succès commercial tranche avec les inquiétudes liées au numérique, cristallisées par Amazon, pour la première fois au salon, sur un stand géré par Géant Casino, qui a vendu plusieurs centaines d'unités de son Kindle en promotion à 79 euros. Présentes physiquement - pas moins de cinq liseuses avaient un stand -, les nouvelles technologies ont également occupé une part importante des débats. Et ce n'est pas le mél envoyé par Google à ses partenaires au soir de l'inauguration qui les aura apaisés : le géant y formalise l'ouverture prochaine de sa librairie numérique. L'occasion pour les éditeurs de manifester leur méfiance face aux grands groupes numériques. Et pour Antoine Gallimard de prendre ses distances avec eux en déclarant : "Ce qui se joue aujourd'hui, c'est la possibilité d'une emprise sans partage ni retour des acteurs globaux sur la création culturelle."
La journée professionnelle du lundi a été placée sous le signe de la librairie, avec la rencontre organisée à 11 h par le Syndicat de la librairie française (voir p. 16), qui a rassemblé de nombreux participants, perturbant un peu les traditionnels petits-déjeuners sur les stands avec les commerciaux.
BEAUCOUP D'ÉTANGERS
L'affluence des professionnels étrangers n'est pas passée inaperçue. Outre les nombreux libraires invités dans le cadre des dix ans de l'AILF, il y avait cette année plus d'éditeurs, comme en témoigne le nombre de rendez-vous organisés au centre de droits et le succès du Café du Fellowship. Il accueillait 14 éditeurs venus des quatre coins du monde (Mexique, Argentine, Espagne, Allemagne, Pologne...) contre 10 l'an dernier. Les professionnels du livre étrangers ont par ailleurs vécu quelques mésaventures à l'entrée du salon : ceux qui n'avaient pas pu imprimer leurs accréditations ont dû en effet payer leurs entrées à plusieurs reprises !
Urgence pour les libraires
Sujet de préoccupation majeure, la question de l'avenir de la librairie a une nouvelle fois mobilisé libraires et éditeurs. Dans le prolongement des Rencontres qui se sont tenues à Lyon en mai 2011, le Syndicat de la librairie française (SLF) a organisé lundi 19 mars une table ronde intitulée "L'urgence en librairie, quelles réponses ?" qui a attiré plus de 450 professionnels. Certains libraires ont même délaissé leur stand pour venir assister au débat, délaissant les rendez-vous traditionnellement organisés au salon avec les commerciaux de l'édition.
Leur intérêt était, il est vrai, à la hauteur des enjeux et de la qualité des intervenants, à savoir Aurélie Filippetti (députée PS, responsable culture, audiovisuel, médias dans l'équipe de campagne de François Hollande), Hervé Gaymard (député UMP), Olivier Bétourné (P-DG du Seuil), Antoine Gallimard (P-DG de Gallimard et président du Syndicat national de l'édition), Teresa Cremisi (P-DG de Flammarion), Alain Kouck (P-DG d'Editis), Francis Lang (directeur commercial d'Hachette Livre) et Matthieu de Montchalin (patron de L'Armitière à Rouen et président du SLF).
Au-delà de la présentation des premières mesures économiques et commerciales prises par les diffuseurs dans la foulée de la manifestation de Lyon, la rencontre a surtout concerné les perspectives d'avenir et les 12 propositions soumises par le SLF aux candidats à l'élection présidentielle. La protection des loyers, le renforcement des moyens du CNL, l'incitation des jeunes à la lecture, mais aussi, à l'échelle de l'interprofession, la baisse des retours, ont été mis en avant comme autant de mesures indispensables au maintien d'un réseau dense de librairies.
AMAZON VISÉ
Toutefois, la présence d'Aurélie Filippetti et celle d'Hervé Gaymard ont aussi permis d'aborder les questions de réglementation pour remettre de l'équité entre tous les acteurs vendant des livres en France, quelle que soit leur nationalité. Bien que son nom n'ait guère été prononcé, l'entreprise Amazon, qui ne facture pas les frais de port et est soumise à la fiscalité - bien plus favorable - du Luxembourg où la holding européenne est implantée, était clairement visée.
Hervé Gaymard a appelé de ses voeux une "intervention législative » pour interdire la gratuité du port ainsi qu'une "police qui contrôle la bonne application de la loi sur le prix unique ». Aurélie Filippetti a proposé de "fonder la fiscalité sur le chiffre d'affaires réel réalisé sur le sol français et non sur le nombre de salariés ou sur tout autre critère ». Dans le même temps, elle a évoqué la nécessité d'"aider les acteurs français à développer leur plateforme » et a appelé au "rétablissement d'une direction du livre et de la lecture forte ».
Suggérant l'instauration d'"une loi globale sur l'avenir du livre et de la librairie », Hervé Gaymard a par ailleurs avancé l'idée d'une suppression des 5 % de rabais autorisés par la loi Lang. Ce qui n'a pas fait l'unanimité dans la tribune. Teresa Cremisi s'est notamment inquiétée des risques de fragilisation de la loi sur le prix unique du livre. Dans la salle, la libraire Laurence Zimmermann (Tache d'encre à Rive-de-Gier, Loire) a réagi en soulignant l'ignorance du public sur l'existence de cette loi, réclamant "une grande campagne nationale » qui permettrait à tout le monde de savoir que le prix des livres est le même partout. Enfin, dans le cadre de son intervention, Matthieu de Montchalin a attiré l'attention sur le rapport remis au ministre de la Culture par la commission chargée de la Mission sur l'avenir de la librairie, à laquelle il a participé. Parmi les 13 mesures proposées par le rapport (lire article p. 48), il a pointé celles qui préconisent l'établissement "d'une taxe sur les achats, calculée à partir des lignes de commandes passées à Dilicom », afin de créer un fonds d'aide pour les librairies indépendantes confrontées à des difficultés conjoncturelles. En tant que président du SLF, il a aussi rappelé sa détermination à prolonger le travail engagé avec les diffuseurs, les éditeurs et les pouvoirs publics pour assurer l'avenir de la profession.
LE DISCOURS DU MINISTRE
Conscient de l'urgence à mettre en place des solutions efficaces, le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand a décidé de faire son allocution, initialement prévue jeudi lors de l'inauguration, à la fin de la table ronde organisée par le SLF. Au-delà du bilan de son mandat, il a lui aussi salué le travail de la mission qui "aborde la quasi-totalité des propositions faites par le SLF à l'occasion de la campagne pour les élections présidentielles ».
Faut-il encore des bibliothécaires ?
Lundi, la conférence intitulée de manière un peu provocante "Faut-il encore des bibliothécaires ?" a suscité un véritable raz-de-marée. Dans une salle vite bondée, les participants étaient assis par terre ou massés debout à l'entrée, anxieux d'écouter ce que les spécialistes pouvaient leur prédire de leur avenir. C'est cependant un métier en profonde mutation, mais pas menacé de disparaître, qu'ont évoqué les intervenants.
LES BIBLIOTHÈQUES RECRUTENT
Anne-Marie Bertrand, directrice de l'Ecole nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques (Enssib), a rappelé la diversité des compétences, techniques, relationnelles, managériales, nécessaires aujourd'hui à la profession, et Dominique Arot, doyen de l'inspection générale des bibliothèques, a prédit le développement des activités liées à l'apprentissage tout au long de la vie et aux animations culturelles. Marie-Christine Pascal, chargée de mission au ministère de la Culture, a souligné le poids des bénévoles dans le monde de la lecture publique (73 000, contre 36 300 agents territoriaux, en 2008), tout en précisant qu'en France jamais un professionnel n'avait été remplacé par un bénévole. "Malgré la crise, le secteur des bibliothèques recrute", a rassuré Dominique Arot.
Si la salle de conférences de l'espace Biblidoc, où se déroulaient de nombreuses rencontres pour les bibliothécaires, n'a pas désempli pendant les quatre jours du salon, la plateforme Biblidoc elle-même, créée pour la première année au Salon à destination des fournisseurs de bibliothèques, n'a accueilli que sept exposants contre les trente attendus. Une déconvenue commerciale pour les organisateurs. Pour les exposants, le bilan est très mitigé : "L'affluence aux débats aurait pu nous amener des clients, constatait un responsable du Bureau van Dijk, dont le stand jouxtait la salle, mais en réalité nous servions plutôt d'annexe..."
Les bibliothécaires, attirés en nombre par la riche programmation, se sont montrés passionnés par les débats mais déçus de la mauvaise coordination des conférences. Dans l'espace Biblidoc, la salle était bien trop petite pour accueillir les participants alors que celle de Nota Bene, où se déroulaient d'autres conférences sur les bibliothèques, faisait au contraire rarement le plein.