Le savait-il? Savait-il en publiant en 1997, quatre ans avant sa mort, Le monde selon Barney (paru initialement en France en 1999, chez Albin Michel, sous le titre Le monde de Barney), que ce roman - le plus abouti de tous, sans doute - serait le dernier? Une manière d’ultime blague, mais une blague en larmes, tant le rire le plus dévastateur est indissociable du climat crépusculaire du livre.
De quoi s’agit-il? D’un homme, au soir de sa vie, pris dans la nasse. La nasse de ses mensonges et de ses trahisons, de ses fidélités aléatoires, mais aussi de son chagrin, de sa très ancienne colère, de ses souvenirs. Alors qu’il achève la sienne, Barney Panofsky en aura tout de même vécu près de mille… Ce sont ces vies qu’il entreprend de narrer dans des Mémoires où il ne s’épargne pas plus que tous ceux qu’il aura croisés, toutes celles qu’il aura aimées (et surtout Miriam, sa troisième femme, celle de sa vie, mère de ses enfants, à la perte de laquelle il ne saura se résoudre), toutes les époques que ce témoin du siècle aura traversées. Avec Barney, c’est du monde d’hier dont il est question. Du Montréal de son enfance, qui sera celui de sa maturité (si le terme n’était pas aussi mal adapté à cet éternel sale gosse), du Paris d’après-guerre, d’Hollywood, de New York, de ce monde juif canadien qui ne fait le choix de l’anglais face au français que parce que c’est tout de même, encore un peu, la langue de l’exil.
Surtout, cette autobiographie qu’entreprend d’écrire Panofsky, alors que les premières atteintes de la maladie d’Alzheimer qui finira par l’emporter se font de plus en plus sentir, est conçue comme un vaste plaidoyer en innocence ou au moins en irresponsabilité, morale autant que pénale. Barney, producteur à succès, est peut-être le pire ou le moins recommandable des hommes, érigeant l’alcoolisme et l’adultère au rang des beaux-arts, mais son amour pour sa femme, et plus ou moins ses enfants, est bien réel et il n’est pas, contrairement aux accusations portées contre lui par un écrivain à succès, l’assassin de son meilleur ami. Du moins, entend-il en convaincre chacun.
De quoi de son côté, Mordecai Richler, dont Barney Panofsky est l’évident double romanesque, cherchait-il à convaincre son lecteur, en écrivant ce Monde selon Barney, qui nous revient nanti d’une traduction parfaite de Lori Saint-Martin et Paul Gagné? Peut-être tout de même de l’évidence et de la force de son génie romanesque, trop longtemps, et peut-être encore, méconnu. Barney est certainement un livre essentiel de la littérature nord-américaine de la seconde moitié du siècle dernier. Richler y jette ses dernières forces dans la bataille, celle du style, celle du goût. Ce moraliste sarcastique ne cède en rien à un Philip Roth, ni pour l’humour, ni pour l’énergie, ni surtout pour la mélancolie. Il a l’éternité devant lui et nous, lecteurs, un été pour nous en convaincre. Olivier Mony